Au cours de ces dix dernières années, je ne saurais dire combien de fois, en évoquant les enseignements de la SGI à des amis appartenant à d’autres obédiences bouddhiques, je me suis entendu répondre qu’il ne s’agissait pas vraiment de bouddhisme...
Lorsque j’entends cela, je ne sais comment argumenter. J’ai bien tenté d’en rire une ou deux fois, plaisantant du fait que les gens de Jérusalem se plaignaient déjà de ne pas trouver Jésus assez juif. Mais cette stratégie ne fonctionne pas beaucoup plus pour moi qu’elle n’a fonctionné pour Jésus lui-même. Mieux vaut s’en remettre aux fondamentaux du bouddhisme et expliquer ce qu’en dit la Soka Gakkai. Voilà qui est vraiment efficace. Il n’est pas toujours possible de dissiper les préjugés des gens, mais on peut cependant leur inspirer un peu de respect.
La question de la souffrance
S’il existait un principe premier du bouddhisme, une idée fondamentale qui en traduise l’essence, ce serait celui-ci : la souffrance est intrinsèquement liée à la vie. La première des Quatre Nobles Vérités [extraite du canon bouddhique traditionnel pali] énonce effectivement quelque chose comme « La souffrance est la vérité » ou « La souffrance est un fait de la vie ». On pourrait même ajouter ici que, du point de vue du bouddhisme, la souffrance est le fait de la vie – le fondement de tout le système de pensée bouddhique. Ce sur quoi tout repose.
Le Bouddha a affirmé que le désir est à l’origine de la souffrance (ce qui constitue la deuxième Noble Vérité), que la souffrance peut être surmontée par l’extinction des désirs (troisième Noble Vérité), et que le moyen de l’accomplir est d’emprunter les Huit Nobles Voies (quatrième Noble Vérité), aussi appelées le Noble Chemin octuple. Suivre ce chemin impliquait d’établir la parole juste, l’action juste, l’effort juste, les moyens d’existence justes, etc. Mais il concernait en priorité moines et nonnes.
Il était entendu que toute sérieuse motivation à résoudre le problème de la souffrance devait vous conduire à renoncer au monde et à rejoindre l’ordre monastique, où vous pourriez vous dévouer à plein temps à la maîtrise des arcanes de ce chemin. Les laïques étaient honorés pour la nourriture, les vêtements et l’abri qu’ils offraient aux religieux, et Shakyamuni ne négligeait jamais une opportunité de guider ceux qui soutenaient son mouvement. Mais il demeurait que le bouddhisme était une religion pour les moines et nonnes célibataires.
Le problème, dès lors, est simple à identifier : le bouddhisme n’avait pas le moindre soutien à offrir aux personnes qui en avaient le plus besoin – ceux qui n’avaient d’autre choix que de survivre et lutter au sein de ce monde.
D’après le canon de ces premières écoles bouddhiques, le bouddha Shakyamuni avait atteint l’illumination sous l’arbre bodhi, à Bodh Gaya, puis dispensé ses enseignements durant tout le reste de sa vie, en Inde du Nord, avant de mourir à Kushinagar, entrant alors dans l’état de nirvana (ou « extinction ») d’où il ne devait jamais revenir. Fort heureusement, cette disparition ne clôt pas l’histoire du bouddhisme.
La réponse de Shakyamuni
Le Sûtra du Lotus, compilé quelque cinq siècles plus tard, reste conforme au récit offert par les enseignements bouddhiques antérieurs, à une exception près : dans le 16e chapitre de ce Sûtra, Shakyamuni révèle qu’il « fait semblant » d’entrer au nirvana. Car il n’est pas dans la nature d’un bouddha, selon le Sûtra du Lotus, d’abandonner les êtres souffrants qui vivent et combattent dans ce monde. « À tout moment je m’interroge », dit Shakyamuni, « Comment puis-je permettre aux êtres vivants d’accéder à la voie inégalée et d’acquérir rapidement le corps d’un bouddha ? » Le Sûtra tout entier constitue la réponse de Shakyamuni à cette interrogation et cette réponse est vivante et dynamique. Elle ne cesse d’évoluer, au fil des époques, s’adaptant à de nouveaux individus et de nouvelles circonstances, avec pour résultat d’être toujours à l’avant-garde. Le Lotus ne cesse de se renouveler.
Aujourd’hui, j’aime à légèrement reformuler la première des Nobles Vérités, de façon à la comprendre comme « La vie est un combat » ou « Le combat est un fait de la vie ». Cette façon d’exprimer la vérité de la souffrance prend en compte la dimension active des enseignements bouddhiques. Une approche passive et méditative de la souffrance convient très bien aux moines dont les besoins sont pris en charge par d’autres gens. Une personne ordinaire qui essaie de pratiquer le bouddhisme de cette façon développe souvent une relation pessimiste et défaitiste aux problèmes de la vie. Si la vie est souffrance, le profane reste impuissant, sauf à endurer stoïquement l’adversité. En revanche, si l’existence est considérée comme un combat, il peut s’y engager pleinement, en faisant apparaître des réserves d’énergie et de sagesse qu’il ne pourrait faire émerger autrement. En fait, les enseignements de Nichiren tiennent ce combat pour un bienfait : c’est l’opportunité d’atteindre la bouddhéité dans cette vie.
Le deuxième président de la Soka Gakkai, Josei Toda, avait beaucoup de respect pour le combat des personnes ordinaires. Il encourageait souvent ainsi les bouddhistes pionniers de la Soka Gakkai, aux prises avec la maladie ou la pauvreté consécutives aux privations de la Seconde Guerre mondiale : « Si vous rencontrez des problèmes ou des souffrances, priez avec ferveur ! Le bouddhisme est un combat acharné dont l’issue est la victoire ou la défaite. Si vous pratiquez avec une telle attitude et ne voyez pas apparaître de solution, je vous donnerai ma vie ! » Il est vrai qu’une telle approche n’aurait peut-être pas été considérée comme bouddhique par les premiers adeptes du Bouddha. Mais c’est juste parce que cet enseignement ne leur était pas destiné. Une religion qui ne peut évoluer est une religion morte. De même, une religion qui ne peut sauver que ceux qui s’y consacrent, au point d’en faire leur unique profession, est vouée à devenir élitiste et profondément coupée du monde.
Le Sûtra du Lotus, un enseignement en devenir
La grandeur du Sûtra du Lotus en tant qu’enseignement est qu’il ne stigmatise personne dans cette bataille séculaire. Ainsi que Daisaku Ikeda l’explique : « S’il ne nie pas l’importance des désirs terrestres, le Sûtra du Lotus ne nie pas non plus la validité de la pratique monastique. Il témoigne du respect pour les gens qui s’adonnent à leur pratique dans un cadre leur permettant de surmonter les pulsions illusoires et d’atteindre un état d’esprit apaisé. L’approche monastique de la pratique pose problème lorsqu’elle devient une fin en soi, plutôt qu’un moyen d’entrer dans la voie de la sagesse. »
Les gens qui s’interrogent sur l’appartenance bouddhique de la Soka Gakkai sont invariablement ceux qui pratiquent une des « écoles méditatives » du bouddhisme. Désormais, plutôt que d’essayer d’expliquer les bienfaits de la récitation du Daimoku, je leur demande simplement : Combien d’individus aux prises avec de graves problèmes tels que la maladie, l’addiction, la violence domestique ou la pauvreté, sont parvenus à trouver leur voie au sein de leurs écoles de méditation ? Et combien d’entre eux livrent ce « combat acharné dont l’issue est la victoire ou la défaite », dont Josei Toda affirmait qu’il était la base du bouddhisme. Leur approche des enseignements bouddhiques ne favorise-t-elle pas, en réalité, ceux qui, en retrait d’un tel combat, restent assis bien confortablement sur un coussin, à écouter leur souffle pendant des heures ?
De telles questions mettent souvent mon interlocuteur sur la défensive. Mais j’ai appris la modération. Le Sûtra du Lotus est le plus grand véhicule du bouddhisme, assez vaste pour accueillir toutes sortes de personnes, y compris celles qui questionnent le droit des autres passagers à s’y trouver. Je suis satisfait quand un sceptique me quitte en ayant pris conscience que le bouddhisme est plus étendu et plus ouvert qu’il ne le croyait. Et si, en substance, celui-ci est disposé à n’entendre qu’une chose de plus, je dirai ceci : le bouddhisme est un enseignement en devenir – ce que l’on peut vérifier en se rendant à n’importe quelle réunion de discussion de la SGI. Le Lotus est en perpétuel renouvellement.
Valeurs humaines n°45/46-juillet-août 2014, p.36-38. Traduit du SGI Quarterly, mensuel de la SGI, janvier 2014.
L'auteur
Clark Strand. Ancien rédacteur en chef de Tricycle, magazine américain visant à faire connaître toutes les formes de bouddhisme aux Occidentaux, Clark Strand se consacre, depuis 1996, à l’écriture et à l’enseignement. Dans son dernier livre, Réveiller le Bouddha, il explique, en observateur non-pratiquant du bouddhisme de Nichiren, comment la Soka Gakkai permet aux gens de vivre le bouddhisme au quotidien.