Traduit de l’essai The Buddhist Concept of the Human Being: From the Viewpoint of the Philosophy of the Soka Gakkai, du Dr Mikio Matsuoka, chercheur à l'IOP, directeur des Etudes doctrinales de l'Association des moines réformés. Publié dans le Journal of Oriental Studies, vol. 15, 2005.
(...) La tendance de la pensée occidentale moderne à donner une valeur absolue à des concepts tels que la Raison, la Liberté, l'Egalité, les Droits humains ou l'Ecologie peut conduire à déprécier la valeur de la vie humaine. Au travers d’événements allant des révolutions (française ou russe) aux phénomènes [politiques] récents qu’on a appelé “fascisme des droits de l’homme”*, “éco-fascisme”* ou “fascisme de la paix”*, nous pouvons discerner une pensée qui donne la priorité à des principes abstraits – de la même façon qu’étaient justifiées les persécutions de l’Inquisition, au Moyen-âge. Daisaku Ikeda lance un appel pour inverser cette tendance à placer les gens au service d'une idéologie religieuse. La portée de cet appel s'étend au-delà du domaine religieux et du défi que représente la domination, bien qu’inconsciente, qu’exerce encore aujourd’hui le paradigme monothéiste sur les esprits. (...)
La subjectivité cosmique - fondement de la dignité humaine
(...) Lorsqu'on discute de la notion bouddhique de “dignité humaine”, le principe mahayaniste affirmant que toutes les formes de vie possèdent la nature de bouddha est souvent utilisé. Cependant, lorsque cette nature de bouddha est réifiée, les phénomènes sont alors conçus comme possédant une existence [substantielle], ce qui entre en contradiction avec la signification de la Loi bouddhique en tant que principe de négation [ou de non-substantialité]. Par conséquent, certains considèrent la notion de nature de bouddha comme étant non-bouddhique.
Nous pouvons néanmoins reconnaître l’aspect positif de la Loi, en tant que principe de vie. Sous cet aspect, la Loi apparaît comme la source qui donne naissance à toute vie. En poursuivant cette logique un peu plus loin, le comportement altruiste des êtres humains, aussi bien que les relations de symbiose avec la nature – par exemple, la relation entre la terre nourricière et une plante – sont une expression de cette Loi de la vie, ce qui implique que toute vie possède une dignité suprême.
A partir de là, la question est de savoir si les êtres humains possèdent une forme de dignité qui les distingue des autres êtres vivants. Bien que la question du degré relatif se pose, les humains, tout comme les autres êtres vivants, expriment la Loi de la vie ; par conséquent, il n'y a aucune différence essentielle dans leur dignité. Cependant, contrairement aux autres êtres vivants, qui ne manifestent cette Loi qu'instinctivement, les êtres humains sont dotés de la capacité unique de la manifester activement, à travers leur subjectivité. C'est cette capacité unique qui définit la dignité des êtres humains. Ainsi, le bouddhisme définit le corps humain comme un “vaisseau de la Loi” – une expression qui, sans doute, se réfère à la dignité que confère aux êtres humains leur capacité à donner une expression active à la Loi.
En outre, si, comme dans la philosophie du mouvement Soka, la Loi en tant que principe de vie est considérée comme synonyme de la vie du cosmos lui-même, alors elle doit également posséder un aspect subjectif. Selon ce principe, la subjectivité des êtres humains, qui sont l’expression de la Loi, peut être vue comme la manifestation de la subjectivité plus fondamentale de la vie du cosmos lui-même. Toute vie est une expression de la vie cosmique, mais seuls les êtres humains ont le potentiel d’en devenir les agents subjectifs.
Daisaku Ikeda propose un idéal de l'être humain dans lequel chaque individu manifeste la force de la vie cosmique dans sa propre vie et prend soin de toutes les autres formes de vie, établissant ainsi la subjectivité de la vie cosmique. C'est ce qu'il appelle l’“être humain cosmique” et la “plus grande autonomie [ou dignité]”.
La dignité des êtres humains ne découle donc pas simplement du fait que leur vie est une expression naturelle de la vie cosmique, mais du fait qu’elle exprime la subjectivité cosmique. Daisaku Ikeda déclare : « L'action bienveillante – prendre soin de toutes les formes de vie et les guider vers le bonheur et l'évolution créatrice – est la mission qui nous a été confiée par le cosmos. C'est en en prenant conscience et en œuvrant à mener à bien cette mission que nous pouvons faire l’expérience du véritable sens de la vie. »1
Il explique ainsi la philosophie du mouvement Soka en termes simples, indiquant que la justification de la dignité des êtres humains réside dans leur pratique de la compassion en tant qu’expression de la subjectivité cosmique. Dans cette perspective, il avance le concept d’“humanisme cosmique” comme fondement philosophique de la doctrine bouddhique des Trois mille mondes en un instant de la vie (jap. : ichinen sanzen) énoncée par Tiantai.
Comme on le sait, l'humanisme occidental moderne considère la raison comme fondement de la dignité humaine. Par exemple, Kant distingue entre d’une part les personnes et d’autre part les choses, incluant les plantes et les animaux. Dans la pensée kantienne, une personne est un être rationnel, et possède une valeur absolue ; elle est une fin en soi. Une chose, en revanche, est un être non-rationnel ; elle n’a donc qu'une valeur relative et peut être considérée comme un moyen au service d’une fin. L’humanisme kantien ne reconnaît pas la valeur intrinsèque des plantes et des animaux – question devenue pourtant centrale aujourd’hui, dans le domaine de l'éthique environnementale. Le bouddhisme Mahayana, pour sa part, enseigne que les plantes et les animaux sont dotés de la nature de bouddha, au même titre que les êtres humains, et qu'ils possèdent donc une dignité égale.
Toutefois, cette égalité absolue des êtres en dignité, fondée sur l'égalité de leur nature de bouddha, pourrait conduire à rejeter l'éthique anthropocentrique et à porter atteinte à la dignité humaine. Le biocentrisme d’une telle conception se retrouve dans la pensée de l'écologie moderne, qui fait face au même dilemme et doit considérer comme une exception la réalité sociale voulant que les humains ont préséance sur les autres êtres vivants, en matière de droit à la survie. Cette position semble contenir une antinomie insoluble.
Un autre courant de pensée environnemental, connu sous le nom de “théologie du processus”, prône quant à lui une hiérarchie des valeurs intrinsèque, qui place les êtres humains au-dessus, puis tente de développer un anthropocentrisme respectueux de la nature. Cependant, cette théorie est également problématique car elle justifie que des êtres possédant peu de valeur intrinsèque puissent être sacrifiés pour la survie de ceux qui en possèdent plus. Cette approche froide et pragmatique contient la menace de saper l'esprit de protection de la nature.
La notion d'égalité fondée sur la nature de bouddha et la pensée environnementale moderne sont toutes deux criblées de contradictions éthiques. Or le principe d’humanisme cosmique, proposé par la philosophie du mouvement Soka, offre une solution. Selon ce principe, toutes vies sont fondamentalement égales en termes de dignité mais, à la lumière de la capacité unique des être humains à manifester la subjectivité de la vie cosmique, leur “droit à l'existence” doit être prioritaire. En retour, ils ont le “devoir” de manifester activement la subjectivité cosmique, c’est-à-dire agir de manière bienveillante envers tous les êtres vivants en tant que gardiens de l'écosystème et co-créateurs de liens de symbiose. Autrement dit, les êtres humains doivent se fonder sur un esprit de respect envers toute vie, découlant d’une compassion active.
Par exemple, concernant l'abattage des animaux pour la viande, Daisaku Ikeda note que « nous, les êtres humains, devons toujours être conscients de la dignité et de la valeur de la vie et être profondément reconnaissants pour les vies que nous prenons pour soutenir notre propre subsistance ».2 Il ajoute également que, puisque nos vies sont soutenues par un tel sacrifice, nous devrions nous efforcer de vivre de la meilleure façon possible. L’humanisme cosmique n’implique pas de discréditer aveuglément les théories modernes, comme l'approche anthropocentrique. Il s’agit plutôt d'imprimer à ces théories les caractères de bienveillance et de respect à l’égard de toute vie sur cette planète.
A cet égard, l'approche bouddhiste, insistant sur l’importance de rechercher la Loi, a beaucoup en commun avec la pensée rationnelle moderne. Les enseignements exposés dan s les premiers temps du bouddhisme contiennent des vérités qui constituent la clé du salut des être humains. Les tentatives, comme celles de Daisaku Ikeda, pour intégrer activement le rationalisme moderne dans un cadre spirituel du salut des hommes le font dans le meilleur esprit du bouddhisme. Dans la Sagesse du Sûtra du Lotus, Daisaku Ikeda commente la convergence entre les idées du bouddhisme Mahayana et la vision du monde que dessine la physique moderne, avec sa mise en évidence de l'interrelation entre les différents types de matière, et il souligne la nécessité de « diriger cette convergence vers une reconnaissance de la valeur infinie et de la noblesse de chaque individu. »3
Pour résumer, en postulant la subjectivité cosmique comme justification de la dignité humaine, le bouddhisme de Nichiren cherche à construire [une éthique environnementale] en combinant la raison moderne et la compassion bouddhique.
Mikio Matsuoka. Chercheur à l'IOP de Tokyo, directeur des Etudes doctrinales de l'Association des moines réformés, directeur de l'Institut de la pensée orientale et professeur à l'Université internationale Higashi Nippon. Spécialiste de la philosophie bouddhique et de la philosophie sociale.
- * ↑ Ces expressions désignent l’instrumentalisation de valeurs telles que les droits humains, l’écologie ou la paix par des états ou des institutions pour justifier de répressions ou de mesures privatives de liberté sur des personnes. (NdT)
- 1. ↑ Daisaku Ikeda, Hommage to the Sagarmatha of Humanism: The Living Lessons of Gautama Buddha, discours adressé à l'université de Tribhuvan, Népal, le 2 novembre 1995. Traduction libre.
- 2. ↑ Wilson, Ikeda, Human Values in a Changing World, p. 74. Traduction libre.
- 3. ↑ Daisaku Ikeda, La Sagesse du Sûtra du Lotus. Traduction libre.