L'apparition des bodhisattvas qui sortent de terre, dans le quinzième chapitre du Sûtra du Lotus, suscite la stupeur parmi les proches disciples de Shakyamuni. Comment le Bouddha a-t-il pu convertir autant d'êtres en une vie ? La révélation de l'éternité de la vie du Bouddha, dans le chapitre suivant, lève l'interrogation.
Shakyamuni connaît bien la nature humaine. Il sait que, s'il restait trop longtemps parmi ses disciples, ceux-ci deviendraient dépendants de lui et perdraient le désir de rechercher son enseignement. Ils suivraient sa personne, non la Loi. C'est pourquoi il fait mine de disparaître – d'entrer dans l'extinction –, alors que, en fait, au fil de ses renaissances, il est toujours présent en ce monde, afin d'accomplir son Grand Voeu. Ses vies provisoires et successives « meurent », mais pas sa vie originelle. Il en est de même pour nous. Pour clarifier ce point essentiel du Sûtra du Lotus. Shakyamuni recourt à une parabole.
La parabole de l'excellent médecin et ses enfants malades
Figurez-vous ainsi un médecin sage et avisé, versé dans l'art de concocter des remèdes guérissant réellement toutes sortes de maladies. Ce médecin a quantité de fils, peut-être dix, vingt ou même cent. Ses affaires l'appellent dans une contrée lointaine et, après son départ, ses enfants absorbent une boisson empoisonnée qui les fait tomber sur le sol en se tordant de douleur.
À cet instant, leur père revient à la maison et découvre que ses enfants ont bu du poison. Les uns ont déjà complètement perdu l'esprit, d'autres non. Voyant leur père de retour de son lointain périple, ils s'agenouillent devant lui au comble de la joie et l'implorent : « Quel bonheur que vous soyez de retour sain et sauf ! Stupides que nous sommes, nous avons bu du poison par erreur ; nous vous supplions de nous guérir afin d'aller au terme de nos existences ! »
Constatant l'intense souffrance de ses enfants, le père suit alors diverses prescriptions. Il prépare diverses herbes médicinales qui répondent à toutes les exigences de couleur, saveur et odeur, il les pile, les tamise et les mélange, puis il en donne une dose à ses enfants en leur disant : « Voilà un remède extrêmement efficace, totalement adéquat par la couleur, la saveur et l'odeur. Prenez-le, votre douleur sera aussitôt soulagée et vous serez délivrés de toute maladie ! »
Ceux des enfants qui n'ont pas perdu l'esprit réalisent que c'est un bon remède, d'une couleur et d'une odeur exceptionnelles. Ils le prennent donc aussitôt et sont entièrement guéris. Ceux qui ont perdu l'esprit sont tout aussi réjouis du retour de leur père et le supplient tout autant de les guérir, mais lorsque le remède leur est tendu, ils refusent de le prendre. Pourquoi cela ? Parce que le poison a déjà fait de profonds ravages et leurs cerveaux ne fonctionnent plus comme auparavant : même si le remède est d'une couleur et d'une odeur excellentes, ils ne le perçoivent pas comme bénéfique.
Le père se dit : « Mes malheureux enfants ! À cause du poison qu'ils ont absorbé, leurs esprits sont complètement égarés. Bien qu'ils soient heureux de me revoir et m'aient demandé de les guérir, ils refusent de prendre cet excellent remède. Il va falloir que j'use de moyens opportuns pour les inciter à le prendre. »
Il leur dit alors : « Vous n'êtes pas sans savoir que je suis maintenant vieux et épuisé et que le moment de ma mort est venu. Je vais laisser ce bon remède ici. Prenez-le sans douter de son efficacité. » Ces instructions données, le père s'en va dans une autre contrée, d'où il envoie un messager à la maison annoncer : « Votre père est mort. »
Alors, les enfants, à la nouvelle que leur père les a quittés et qu'il est mort, sont accablés par le chagrin et consternés. Ils se disent : « Si notre père était vivant, il aurait pitié de nous, et s'assurerait que nous sommes protégés, mais maintenant il nous a abandonnés et il est mort dans une contrée lointaine. Nous voilà orphelins et sans abri, sans personne sur qui compter ! »
À force de ressasser leur chagrin, les enfants finissent par reprendre leurs esprits et se rendent compte que le remède est en fait de couleur, saveur et odeur excellentes. Ils le prennent et sont aussitôt guéris de tous les effets du poison. Apprenant que ses enfants sont rétablis, le père revient aussitôt chez lui et se présente devant eux.
Sûtra du Lotus - SdL-XVI, 219-220.
L'éternité au coeur de notre vie
Le médecin représente le Bouddha, et ses enfants, les simples mortels. Ceux qui prennent le remède en présence du Bouddha sont les êtres de l'époque de la Loi correcte, habitués à la présence de Shakyamuni. Ceux qui le prennent une fois qu'on leur a annoncé la mort de leur père sont les êtres de l'époque de la Fin de la Loi, en qui le poison a profondément pénétré. Le messager représente le bodhisattva Pratiques-supérieures (Jogyo). Le remède correspond au Sûtra du Lotus, à la Loi merveilleuse. A l'époque de la Fin de la Loi, c'est le Gohonzon légué par Nichiren, remède extrêmement efficace, cause originelle de l'Éveil. Le père qui revient est le bouddha éternel qui se manifeste au coeur de notre vie1.
Quand notre objet de culte extérieur disparaît, nous sommes désemparés. Nous nous sentons orphelins. Soit nous laissons le poison pénétrer encore plus profondément, au risque de notre mort, soit nous prenons le remède qui nous fera comprendre que le Bouddha se trouve en nous-même – au risque de notre vie. C'est le sens de la phrase : « ... leur seul désir est de voir le Bouddha, sans hésitation aucune, même au péril de leur vie.2 »
Mais le remède n'est jamais pris une fois pour toutes. Trop habitués à la présence du Gohonzon, nous avons parfois tendance à le négliger. Comme l'écrit Daisaku Ikeda : « Lorsqu'une chose ou une personne est continuellement à notre portée, si précieuse soit-elle, nous avons tendance à en oublier la valeur. C'est seulement lorsque nous la perdons que nous réalisons tout ce qu'elle représentait, et tous les bienfaits que nous lui devons.3 »
Les divers « poisons » que notre vie profonde met sur notre chemin nous permettent alors de revenir vers le Gohonzon et de voir à nouveau le Bouddha en nous-mêmes. Ce Gohonzon est ainsi un « moyen opportun » de découvrir la permanence de notre état de bouddha au coeur de l'impermanence des phénomènes, l'éternité de notre vie originelle au coeur de nos existences successives.
Valeurs humaines n° 41, mars 2014, p. 20-21.