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Par Koichi Miyata, professeur de philosophie à l’Université Soka de Tokyo. Traduit de l’essai Tsunesaburo Makiguchi’s Theory of the State, publié dans le Journal of Oriental Studies, vol. 10, 2000.


Introduction

La Géographie de la vie humaine (Jinsei Chirigaku) fut publiée en décembre 1903, immédiatement après le début de la guerre russo-japonaise. Cet ouvrage expose les observations de Tsunesaburo Makiguchi sur l’Etat et sur la guerre, de la façon la plus organisée de tous ses autres écrits sur le sujet. Pour faire justice à sa théorie de l’Etat, cet ouvrage devrait être consulté comme principale ressource, complété par des passages de ses autres travaux. La pensée de Makiguchi peut être facilement mésinterprétée si l’on ne donne pas toute sa pertinence au contexte de la guerre russo-japonaise – un événement crucial qui allait déterminer si le Japon deviendrait une autre colonie asiatique ou un état impérial rivalisant avec ceux de l’Occident.

Makiguchi, de façon caractéristique, a formé sa pensée en observant attentivement les signes sociaux. Ses propositions tendent à rendre compte de la complexité, à travers l’analyse et la cartographie des réalités concrètes et de leurs possibilités futures. Toute tentative d’appropriation ou d’abstraction de ses idées hors de leur contexte ne pourrait que déformer son but premier. (…)

La théorie de l’évolution comme base de sa pensée

Dans La Géographie de la vie humaine, Makiguchi discute de la civilisation en prenant la théorie de l’évolution pour cadre de référence.

La compétition pour la survie est un des principes qui régit toutes les formes de vie et donne lieu à la sélection naturelle et à l’évolution. Ceci est attesté par le fait que les espèces engendrent une progéniture en plus grand nombre qu’elles ne le sont et à un rythme exponentiel, afin de perpétuer leur existence. (Géographie, 5: 173)

Il puise non seulement de la théorie darwinienne de la lutte pour la survie, alors en vogue, mais aussi de la théorie sur l’évolution sociale de Spencer, pour qui la compétition est le moteur du progrès.

L’origine et le développement de la société et l’avancement de toutes ses composantes sont déterminés par le degré de compétition pour la survie qui a lieu en son sein. Les pays insulaires semblent ainsi en retard, préservant des créatures, manières, habitudes, rituels et traditions qui ont depuis longtemps cessé d’exister sur les continents. Les villes japonaises sont culturellement bien plus avancées que les campagnes. Les pays occidentaux sont bien plus développés en comparaison au Japon et aux autres nations orientales. Tout ceci peut être expliqué par l’intensité de leur compétition. Cela montre qu’il y a progrès là où la compétition est rude et que le frein, naturel ou artificiel, à la libre compétition conduit à la stagnation, à l’inactivité et à la régression. (Géographie, 5: 187)

Ayant remporté la compétition pour l’existence avec les autres espèces, l’humanité fait face à une compétition grandissante en son sein. De plus, le lieu de la compétition n’a cessé de se déplacer avec le temps et l’accroissement de la population, passant des individus aux familles, aux tribus, aux cultures et maintenant aux nations.

Cependant, Makiguchi n’accueille pas de façon inconditionnelle le progrès apparent de la civilisation. En jetant la lumière sur son aspect sombre et sauvage, il alerte sur le fait que cette tendance a amené au colonialisme.

La civilisation moderne a étendu le lieu de la lutte de l’humanité pour la survie aux quatre coins du monde. Les deux formes d’énergie majeures, la vapeur et l’électricité, ont rendu la Terre plus petite, en termes de distance et de temps, et en ont fait un seul monde. Les luttes à petite échelle d’autrefois, entre tribus, ont maintenant escaladé jusqu’à la compétition internationale. A ce niveau, les nations et les races rivalisent les unes avec les autres, recherchant la moindre opportunité pour se conquérir les unes les autres, et recourant sans hésitation à des moyens violents pour ce faire. Telle est la nature de l’impérialisme. (Géographie, 1: 27)

Tout en admettant que la compétition influe sur la société, Makiguchi refuse de la voir comme le principe exclusif qui régit le monde. Il recherche une transition du principe de compétition à celui de coexistence, en tant qu’étape finale du progrès social.

Les quatre processus menant à la coexistence mondiale

Alors que la civilisation progresse en luttant pour la survie, le terrain de la compétition se déplace, dessinant ce que Makiguchi considère comme des modes progressifs de compétition. Il identifie ainsi quatre étapes de la compétition : militaire, politique, économique et, finalement, humanitaire. Bien que la transition d'un mode à l'autre se déroule de façon graduelle, les quatre modes peuvent être observés simultanément au cours du progrès de la civilisation.

a. Le mode de la compétition militaire

Alors que les armes deviennent plus sophistiquées, la compétition militaire gagne en intensité, brutalité et magnitude, selon Makiguchi. Ce dernier affirme que les conflits, inséparables de la politique internationale, ne peuvent plus être entièrement gagnés par la force militaire d’un agresseur. Les gains découlant de la victoire d’une armée sont extrêmement limités, et les pertes importantes.

Alors que les temps changent, les nations du monde ne laisseront plus la résolution finale d'une guerre aux seuls belligérants, ni ne toléreront les exigences sans fin des vainqueurs. Même si l’un des belligérants remporte la victoire totale sur l’autre, ses gains ne pourront jamais, en définitive, compenser ses pertes. (Géographie, 5: 178)

Il est fort possible que Makiguchi ait eu à l’esprit l'intervention tripartite de la Russie, de l'Allemagne et de la France, qui ont fait pression sur le Japon pour renoncer à la péninsule de Liaodong, prise à la Chine en 1895, à l’issue la guerre Sino-japonaise. Par la pression de la politique internationale, le Japon a perdu un territoire qu'il avait acquis par la force militaire.

Alors que les pays en guerre développent des armes nouvelles et plus efficaces, parvenir à la victoire finale par la force devient de plus en plus difficile :

Une guerre prolongée affecte tous les aspects d'une nation. La force nationale s’en trouve inévitablement épuisée. Au final, l’opinion publique reconnaît que ce qui est perdu dans la guerre n’est pas facilement compensé par ce qui est gagné dans la guerre. (Géographie, 5: 178)

L'observation ci-dessus prédit la véritable issue de la guerre Russo-japonaise. Makiguchi souligne ici que l'action militaire se solde par de lourdes pertes économiques pour l'Etat et le peuple. Il pointe de manière répétée que, alors que l’opinion publique devient consciente des pertes économiques engendrées par la guerre, la nation développe une réticence à user de la force militaire dans la compétition.

A présent, les nations se gardent bien de mobiliser leurs armées trop facilement. Elles cherchent à l’emporter par le biais de moyens pacifiques avant de tenter de vaincre leur adversaire par la force des armes. Ainsi, celui qui gagne la guerre aujourd’hui est déterminé par le niveau d’armement, plus que par l’issue d’un combat réel. (Géographie, 5: 179.)

b. Le mode de la compétition politique

L'action militaire n’est plus efficace pour atteindre un objectif national. Réalisant cela, les états modernes abordent la poursuite de leurs intérêts à travers la diplomatie, dans l'arène de la politique internationale.

Dans cette phase, un état s’assure la victoire en plaçant des diplomates rusés aux endroits stratégiques, pour gagner l’avantage et tirer parti de la moindre faute commise par une autre nation pour l'intimider d'une part, et l’amadouer par la flatterie et l'argent, de l’autre – corrompre les officiels proches du souverain, leurrer les gens par la perspective de petits profits immédiats pour qu’ils renversent le souverain, conclure des accords clandestins pour empêcher l'interférence d’autres états, utiliser une société privée pour perturber les affaires domestiques d'un autre état, étendre le territoire en fixant les termes de la capitulation d'une autre nation, etc. Ce fut à travers ce mode particulier de compétition que la Grande Bretagne a étendu son territoire outre-mer et que les autres nations européennes gagnèrent le contrôle de l’Asie du Sud et de l'Est. (Géographie, 5: 180)

Les puissances occidentales sont très efficaces pour manipuler les relations diplomatiques afin d’étendre leurs colonies. Après la guerre sino-japonaise, la Russie, sans recourir à la force militaire, s’est approprié la péninsule de Liaodong, que la Chine avait réobtenue du Japon à l’issue de l’intervention tripartite. Au même moment, l'Allemagne a fait de même en obtenant du Japon le côté opposé de la baie de Thao Zhou. C'est là un exemple des résultats obtenus par la diplomatie, appuyée par la force militaire.

c. Le mode de la compétition économique

Comme Makiguchi le fait observer, lorsqu’une expansion territoriale, obtenue grâce à des manœuvres politiques, ne produit plus de gain économique, la compétition politique se change en compétition économique.

Les nations réalisent finalement que l'expansion du territoire n'est pas intéressante car, à moins d’être accompagnée d'un réel gain, elle n'est pas cruciale à leur survie. En outre, de gigantesques ressources sont nécessaires à assimiler les populations des territoires conquis. Sachant que les politiques expansionnistes non seulement invitent les soupçons et les critiques des autres nations, mais que leur profit est faible en retour, les nations recherchent des gains tangibles plutôt que de lutter pour le prestige au péril de leur survie. (Géographie, 5: 180)

Posséder des colonies représente une lourde charge économique pour le pays colonisateur, avec le coût que représente le maintien d’une force armée (pour réprimer les rebellions) et l'extension de la gouvernance et de l’administration coloniale. La compétition pour la colonisation, en tant que moyen d'acquérir des ressources et des marchés, perd de son attrait.

Là où les manœuvres diplomatiques créent une course aux armes « politiques », la compétition économique crée une guerre « pacifique » pour le pouvoir commercial et industriel. Selon Makiguchi, la guerre économique diffère de la guerre militaire en ce sens que, cette dernière est limitée dans le temps, avec un début et une fin. La guerre économique, par contre, est perpétuellement et naturellement intégrée à la vie quotidienne. Les malheurs de la guerre militaire sont immédiatement visibles, alors que ceux de la guerre économique sont invisibles.

Makiguchi a attiré l'attention sur le fait que, en l'absence d'un système international pour contrôler la compétition économique, les nations seraient vulnérables à une forme de « sélection naturelle ».

[La compétition économique] est totalement cruelle au final. Dans une guerre militaire, la paix peut être rétablie en négociant les limites de la durée du conflit. Mais la guerre économique ne peut être limitée de la sorte. Alors que la médiation d'une puissance tierce est une option envisageable dans le cas d’une guerre militaire, les acteurs d’une guerre économique sont entièrement laissés à leur propre destin. (Géographie, 5: 181)

La lutte économique, régie uniquement par le principe de compétition, tend à élargir le fossé entre les pauvres et les riches, et crée des problèmes encore plus graves que ceux causés par la guerre. D'une certaine façon, Makiguchi a prédit la division Nord-Sud auquel l'économie mondiale fait encore face aujourd'hui. Les exportations des pays en voie de développement sur le marché international concernent ceux de la production agricole, de matières premières pour l'industrie et des ressources d'énergie principalement – ce qui les place en situation de désavantage vis-à-vis des pays développés. De plus, l'industrialisation des pays en voie de développement s’effectue grâce aux emprunts étrangers – l’avancée technologique des pays développés en matière de production laissant les pays en voie de développement endettés.

Comme de nombreux économistes l'ont souligné, il est difficile aux pays en voie de développement de surmonter ces désavantages sans une aide internationale. Cela démontre le bien-fondé de la prédiction de Makiguchi – affirmant que la compétition économique peut amener des souffrances aux peuples plus durables que la compétition militaire. Parlant du changement d'objectif des nations, de la domination militaire à la domination économique, Makiguchi déclare :

Par le passé, le pouvoir économique était développé dans le but de gagner la compétition militaire. Aujourd'hui, l'armement est simplement l’un des éléments qui permet de s'assurer la victoire dans la compétition économique. Les armes étaient la fin et l'économie, le moyen pour se les fournir. Aujourd'hui, les armes sont simplement un moyen de la puissance économique. L'issue finale était autrefois déterminée par la compétition militaire. Aujourd'hui, c'est la force économique qui détermine le gagnant. (Géographie, 5: 181)

d. Le mode de la compétition humanitaire

Makiguchi affirmait qu’une compétition internationale pour atteindre des buts humanitaires était possible si le mode de compétition entre les individus était humanitaire.

Le mode de compétition humanitaire n’existe nulle part dans le monde à l’heure actuelle. Toutefois, parmi nos contemporains, ceux dont la pensée est la plus avancée, la plus élevée, sont conscients que la nation qui remporte la victoire économique n’est pas nécessairement celui qui remporte la victoire ultime dans la lutte pour la survie. Il est par conséquent facile d'imaginer qu'une ère de compétition humanitaire suivra celle de compétition économique. (Géographie, 5: 182)

La compétition humanitaire, explique Makiguchi, est tournée vers l'expansion de l'influence spirituelle par les « forces » que sont la culture et la moralité :

Il s’agit d’inspirer les autres de façon naturelle, par une force invisible, plutôt que de dominer le plus de personnes possibles par l'expansion territoriale par les moyens militaires ou politiques conventionnels, ou l'expansion économique, ayant les mêmes effets que le pouvoir militaire et politique. Dans la compétition humanitaire, la force invisible est utilisée pour naturellement influencer et inspirer le respect chez l’autre, au lieu de recourir à l’assujettissement par l'autorité. C'est une méthode de compassion et de raison qui séduit et attire les autres par la force de la vertu, contrairement à l'expansion territoriale égoïste et la conquête. Ce [mode de compétition] est en accord avec l’humanisme. (Géographie, 5: 183)

Par extension, les autres modes de compétition se trouvent influencés par celui-ci. Dans la pensée de Makiguchi, les personnes marginales seraient protégées et bénéficieraient de la restriction des formes de compétition inhumaines. La compétition humanitaire permettrait d’effectuer la transition d’une éthique de la compétition à une éthique de la coopération et de la coexistence.

Il n'existe pas de méthodes humanitaires simples. Elles incluent toute activité dans le courant de l’humanisme, fut-elle politique, militaire ou économique. Essentiellement, le but doit être de protéger et d’améliorer à la fois sa vie et celle des autres, au lieu de répondre à ses seuls intérêts particuliers. En d'autres termes, les méthodes humanitaires bénéficient à la fois à soi et aux autres, et inspirent la conscience nécessaire au choix d’un mode de vie coopératif. (Géographie, 5: 183)

La réalité : un monde centré sur la guerre économique

Makiguchi a perçut que la compétition économique est aujourd'hui le premier mode d'interaction entre les nations, et que tous les autres modes de compétition sont présents à un bien moindre degré.

D'après ma compréhension sur la nature de la compétition ayant lieu au niveau international à notre époque, les nations semblent adopter différents modes de compétition selon la situation, c'est-à-dire, dans la mesure de leur capacité à survivre. La Russie cherche encore à étendre son territoire par l'ancien moyen de la puissance politique. D'autres pays occidentaux poursuivent des profits réels au travers de moyens économiques. Et il y a quelques signes précoces du mode humaniste employé par les Etats-Unis. Essentiellement, notre époque est une époque de compétition économique. Ainsi tous les pouvoirs dont disposent des nations sont concentrés sur la croissance économique, ne laissant de place à aucun autre mode. Le seul intérêt national détermine les alliances et les lignes de fracture internationales. (Géographie, 5: 184)

(…)