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Le 26 janvier 2011, dans une proposition intitulée « Toward a World of Dignity for All : The Triumph of the Creative Life », le président de Soka Gakkai Internationale (SGI), Daisaku Ikeda, exhorte la société civile mondiale à donner l'impulsion requise pour résoudre deux des principaux enjeux de notre époque : l'abolition des armes nucléaires et l'établissement d'une culture mondiale des droits de la personne.

Vers un monde de dignité pour tous : le triomphe de la vie créatrice

Alors que nous entrons dans la deuxième décennie du XXIe siècle, j’aimerais partager quelques réflexions sur des problèmes auxquels est confrontée la société contemporaine et sur la meilleure façon de renforcer la paix dans le monde.

La dépréciation du langage

L’année dernière, le Japon a été secoué par une série d’incidents choquants qui semblaient illustrer les pires travers d’une société vieillissante. À la fin de juillet, le corps momifié d’un homme, que l’on croyait être l’un des plus vieux citoyens du Japon, âgé de cent onze ans, a été trouvé couché dans sa maison de Tokyo où il était mort quelque trente ans plus tôt. Alarmés, les fonctionnaires locaux ont vérifié la situation des résidants les plus âgés et ont découvert que de nombreux prétendus centenaires n’étaient, en réalité, pas recensés. Dans certains cas, des résidants âgés étaient toujours notés comme vivants sur les registres officiels, leur famille ayant caché leur mort pour continuer à percevoir leur pension.

Ces réalités inattendues, dans une société réputée pour sa longévité, ont profondément troublé l’opinion publique. L'expression muen shakai, ou « société fragmentée », a été forgée pour décrire la désintégration des liens sociaux que trahissent ces incidents, esquissant un paysage psychologique désolant.

Comme l’explique le concept bouddhique d’« origine interdépendante », le tissu de la vie quotidienne est fait de liens qui nous unissent les uns aux autres, aussi bien qu’à notre environnement. Ces incidents, toutefois, nous rappellent douloureusement la fragilité de ces liens. Avec des liens familiaux et communautaires de plus en plus faibles, et des personnes de plus en plus aliénées, un nombre croissant de jeunes gens et d’adultes plus âgés se forge une vision plutôt sombre de l’avenir.

La fragmentation de la société est inextricablement liée à un manque de communication, une faillite du langage. Les difficultés économiques et l’érosion de la famille élargie traditionnelle sont parmi les éléments qui sous-tendent ces phénomènes, bien qu’il soit indéniable que les rapides progrès de la technologie informatique soient également un facteur important. L’aspect négatif de l’ère de l’information — les mots dévalorisés et se dégradant, perdant le poids et la profondeur qu’ils avaient à l’origine, pour se réduire à des signes ou des symboles vides — forme un curieux contraste avec le volume croissant de l’information. Cela conduit inévitablement à la dégradation de notre capacité à dialoguer, cette prérogative de l’être humain.

Dans son évaluation extensive de la technologie d’information, le scientifique et essayiste français Albert Jacquard fait observer « L’informatique... n’apporte que de la communication mise en boîte, surgelée. Elle est incapable de provoquer les sursauts créateurs qui se produisent tout naturellement dans un dialogue vrai fait de silences autant que de paroles. »1

Il est vrai que le développement de la technologie informatique offre aux gens des occasions de forger de nouveaux contacts. Toutefois, les relations formées en ligne n’auront aucun visage humain si elles se limitent à des échanges anonymes et dépersonnalisés. De telles interactions ne peuvent être qu’inorganiques et neutres, bien loin de la merveille rafraîchissante, la réponse tangible et la satisfaction qui vient de l’effort d’effectuer une communication face à face, coeur à coeur.

Contrastant avec ces avancées technologiques, je voudrais souligner l’esprit humaniste des efforts que font les pratiquants de la Soka Gakkai internationale (SGI) pour entreprendre des dialogues dans le monde entier, en particulier grâce aux réunions de discussion locales qui ont été au coeur de nos activités depuis les débuts du mouvement. Ces échanges interactifs, conduits en des milliers de lieux chaque jour, reflètent précisément le concept d’Albert Jacquard de « dialogue vrai fait de silences autant que de paroles ». En tant que participants, nous ressentons un sentiment de joie et de satisfaction quand nos paroles touchent le coeur d’un autre, et nous sommes confus et frustrés quand ils n’y parviennent pas. En silence, nous nous efforçons patiemment de trouver de meilleurs mots, et nous sommes récompensés par un contentement encore plus grand quand ils sont finalement entendus et suscitent une réponse.

La tapisserie multicolore que constituent ces inlassables efforts pour dialoguer nous permet de nous développer et enrichit nos esprits et nos âmes. C’est le fourneau où se forge et s’entraîne la vie intérieure. C’est le contraire même d’une « communication surgelée ».

C’est seulement lorsqu’ils sont immergés dans les mots et le dialogue que les êtres humains peuvent révéler leur véritable hu- manité; on ne peut pas mûrir et devenir un être humain complet et accompli sans de telles expériences. C’est pour cette raison que Socrate déclara, dans son « Phédon », que la misologie (la haine du langage) et la misanthropie (la haine des êtres humains) jaillissent de la même source.

Je mène actuellement un dialogue qui sera publié en feuilleton avec les professeurs Larry Hickman et Jim Garrison, tous deux anciens présidents de la Société John Dewey, sur le thème : « Dewey et l’éducation du mouvement Soka ». M. Hickman a décrit les centres de la SGI comme « des sortes d’institutions qui renforcent les liens dans la société » et comme un « berceau où sont formés des citoyens mûrs, ou ce que Dewey appelait “des publics”2 ».

Les efforts de la SGI pour initier des dialogues sont peut-être une approche indirecte et peu visible. Mais nous sommes fiers de ce que, précisément pour cette raison, ils ont le pouvoir de revitalise le langage dévalué et dégradé qui domine le monde d’aujourd’hui.

Je me souviens ici d’une tentative pour revitaliser le langage et le discours. Le Pr Michael Sandel offre un cours de philosophie politique, à l’université de Harvard, qui est devenu l’un des plus populaires dans l’histoire de l’école. Ce ne sont pas des conférence unilatérales : il traite de problèmes familiers contemporains en demandant aux étudiants quelle devrait être, selon eux, la meilleure façon d’agir. Les cours prennent ainsi la forme d’un échange d’idées passionné et interactif.

Ce procédé, que l’on a comparé au dialogue socratique, est devenu très célèbre au Japon, et il a été, â plusieurs reprises, adopté par les médias. Le Pr Sandel, en venant au Japon, l’année dernière, ent une pour présenter au public japonais son cycle de conférences « La justice avec Michael Sandel », a suscité une grande attention publique. Son livre Justice, what’s the right thing to do ? (Justice que faut-il faire?) reste un best-seller, phénomène inhabituel pour un livre de ce genre.

La question de la justice est, â vrai dire, trompeuse. J’ai exploré cette question dans ma proposition pour la paix l’année dernière, en m’appuyant sur un épisode du roman Les Misérables de Victor Hugo (1802-1885), dans lequel l’évêque Myriel et un jacobin mourant confrontent avec véhémence leurs conceptions respectives de la justice.

De telles questions doivent toujours être abordées avec grande prudence et respect mutuel. Autrement, des proclamations rivales s’ajouteront sans cesse les unes aux autres, vidant de toute signification le concept même de justice. C’est en grande partie parce que différentes conceptions de la justice ont été libres de s’affronter que Dewey le XXe siècle a été une époque de tuerie massive, de guerre et de révolution violente. L’énorme popularité d’une tentative comme celle du cours du Pr Sandel est peut-être le reflet d’un besoin d’examen de soi fortement ressenti.

  • 1. A. Jacquart, Petite philosophie à l’usage des non-philosophes, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p.18.
  • 2. Traduit de l’anglais. Daisaku Ikeda, Larry Hickman, et Jim Garrison, Ningen kyoiku eno atarashiki choryu (Vers une nouvelle ère d’éducation humaniste), Todai, novembre, Tokyo, Daisanbunmeisha, 2010, p.50.

L’informatique... n’apporte que de la communication mise en boîte, surgelée. Elle est incapable de provoquer les sursauts créateurs qui se produisent tout naturellement dans un dialogue vrai fait de silences autant que de paroles.
A. Jacquart