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Traduit de l’anglais, Contemporary Civilization and the Lotus Sutra, par Yoichi Kawada.

Cet essai fut présenté lors du symposium organisé par l’IOP le 23 novembre 2011 à Londres, intitulé Le Sûtra du Lotus dans la société contemporaine. Ce symposium fut tenu à l’occasion de l’ouverture de l’exposition Le Sûtra du Lotus – Un message de paix et coexistence harmonieuse, organisée en collaboration avec l’Institut des manuscrits orientaux de l’Académie des sciences de Russie, le Projet international de Dunhuang de la British Library, la Société royale asiatique, et la SGI-UK.




Introduction – Pour que la civilisation évolue

Le capitalisme et la démocratie sont les deux systèmes sociétaux qui ont rendu possible le développement de l’Occident et en ont fait la civilisation matérialiste et scientifique qu’elle est aujourd’hui. L’équilibre entre ces deux systèmes a influé sur le cours du développement de la société. Cependant, actuellement, l’égoïsme et l’avidité insatiable ont transformé le capitalisme en une forme de mammonisme global, qui menace de consumer et de détruire l’esprit et les valeurs de la démocratie. La solidarité, l’unité, la confiance, et l’empathie, ainsi que les droits à l’égalité, l’équité et la liberté, sont nécessaires pour que la démocratie s’épanouisse d’une manière saine. Mais dans la société d’aujourd’hui, où l’égoïsme et l’avidité sont endémiques, la démocratie est menacée de dégénérescence.

Le 26 janvier 2009, dans sa proposition pour la paix annuelle intitulée Vers une concurrence humanitaire : un nouveau courant de l'histoire, le président de la SGI, Daisaku Ikeda mène une réflexion sur la crise financière qui avait eu lieu quelques mois auparavant, analysant ses causes et proposant un changement de paradigme pour la civilisation moderne. Il remarque : « La cause fondamentale de la crise est la prédominance malsaine de l'indicateur abstrait, donc sans substance, de richesse : l'argent. C'est la pathologie sous-jacente de la civilisation contemporaine. »

Il commente le besoin d’un tel changement de paradigme en ces termes : « Pour s’assurer que les mesures légales ou institutionnelles prises pour freiner les excès du capitalisme n’en restent pas au niveau de remède, mais fassent partie d’une vision à long-terme, il est absolument impératif que nous recherchions une nouvelle manière de penser, un changement de paradigme qui atteigne le fondement même de la civilisation humaine. » (…) M. Makiguchi écrit : « Il est important d’écarter ses motivations égoïstes, et de s’efforcer de protéger et d’améliorer non seulement sa propre vie, mais également celle des autres. Nous devrions agir pour le bien des autres, car en bénéficiant aux autres, nous bénéficions à nous-même. » Il appelle à un changement de la fondation spirituelle de la civilisation, de l’égoïsme à l’altruisme. Dans cette veine, D. Ikeda conclut : « Je suis entièrement convaincu que le temps est maintenant venu, cent ans après qu’il fut initialement avancé, de tourner notre attention vers la compétition humanitaire comme principe pour guider la nouvelle ère. » (…)

Les trois règles d'enseignement et les critères de la citoyenneté mondiale

Dans le chapitre “Le maître de la Loi” du Sûtra du Lotus, trois règles d'enseignement sont avancées comme guides pour ceux qui enseigneront le Sûtra du Lotus après la disparition du Bouddha : « Ces hommes et ces femmes de bonté devront pénétrer dans la chambre du Bouddha, revêtir la robe du Bouddha, s'asseoir sur le siège du Bouddha, puis, pour le bien des Quatre Sortes de croyants, largement exposer ce Sûtra. »1 Nichiren explique ces trois règles ainsi :

La robe est la robe “de douceur et de persévérance” dont il est fait référence dans le passage disant “nous revêtirons l'armure de la persévérance”. Le “siège” désigne la pratique religieuse “sans ménager sa propre vie”. En poursuivant cette pratique, on s'éveille à “la vacuité de tous les phénomènes”. La chambre est la chambre de la compassion et de la bienveillance dans laquelle on demeure lorsque l'on expose les enseignements. Cela signifie se préoccuper des autres comme une mère pour son enfant. Ne réunissons-nous pas ces trois règles d'enseignement à chaque instant de notre vie ?
Nichiren, GZ, p. 737

Je souhaiterais me pencher sur ces trois règles à la lumière de la notion de citoyenneté mondiale. C'est-à-dire, je voudrais extraire de ces trois règles l'esprit essentiel d'œuvrer au bien de l'humanité, qui est également une qualité des citoyens du monde, ceux qui cherchent à améliorer la civilisation.


• Des trois règles, la première est de “revêtir la robe de l'Ainsi-venu”, représentant l'esprit de douceur et de persévérance. Les bodhisattvas, lorsqu'ils se lancent le défi de changer la civilisation, doivent posséder la force spirituelle consistant à faire preuve d'une attitude à la fois de dévouement bienveillant et de souplesse s'adaptant aux circonstances, de façon appropriée au moment, afin de surmonter toutes les difficultés qui se présentent. Dans le chapitre “Exhortation à la persévérance”, des bodhisattvas tels que Roi-médecin et Grand-Bonheur-de-Prêcher font le serment de propager fidèlement l'enseignement du Sûtra du Lotus à l'époque suivant la disparition du Bouddha, quelles que soient les persécutions qu'ils devraient endurer. Cependant, dans le chapitre “Surgir de terre”, Shakyamuni rejette le serment de ces bodhisattvas des enseignements théoriques, et confie la transmission du Sûtra du Lotus après sa mort aux bodhisattvas sortis de la terre. Par conséquent, les bodhisattvas sortis de la terre sont ceux à qui il revient d’employer les trois règles d'enseignement, dont celle de posséder douceur et persévérance.

Pour revenir à la discussion sur la possibilité de transformer notre civilisation actuelle, matérialiste et scientifique, ceux qui souhaitent devenir des citoyens du monde sont tout d'abord confrontés à la tâche de gérer la vague du “mammonisme global” (…) Comme ce nom le suggère, le capitalisme est imprégné de l'énergie néfaste de l'avidité, l'un des Trois poisons. A l’échelle mondiale, l’avidité constitue la racine des crises économique et financière et des problèmes environnementaux à venir. L'énergie de l'avidité s'étend des individus aux groupes ethniques, puis aux nations et à l'humanité toute entière, et agrandit le fossé entre les nations développées et celles en développement, aussi bien qu'entre les groupes à l'intérieur même d'une nation ou d'un groupe ethnique. A cause de l’avidité, les ressources naturelles de la Terre sont gaspillées et, comme l’illustre le problème du réchauffement climatique, les écosystèmes de la planète deviennent sérieusement endommagés. Il est essentiel que nous contrôlions l'énergie de l'avidité si nous souhaitons surmonter la première vague.

Dans le chapitre “Exhortation à la persévérance” du Sûtra du Lotus, il est dit que ceux qui pratiquent la voie du bodhisattva « ont des désirs non-excessifs et connaissent le contentement », aussi traduit par « ayant peu de désirs et satisfaits de peu de gain ». Il est dit dans le Sûtra de l'enseignement légué (Jap. : Butsu-yuikyo-gyo) : « Observe la leçon du “contentement”, car elle est source de richesse, de joie et de paix. Une personne qui connaît le contentement est heureuse, même si elle doit coucher à même le sol », alors que « celle qui est insatisfaite est pauvre, même si elle possède la richesse. »2

Le “désir non-excessif” mentionné dans les textes bouddhiques fait référence au fait de contrôler sa propre avidité afin de n'être pas consumé par elle. L'avidité nous fait souffrir, nous et les autres, et lorsqu'elle est exploitée, déclenche une avalanche toujours croissante de désirs. De plus, la notion bouddhique de “connaître le contentement” se réfère à la joie qui découle du fait de contrôler son avidité, satisfaire ses besoins premiers en tant qu'être humain, et contribuer au bonheur des autres.

C'est là le modèle bouddhique de la réalisation de soi, qui offre pour se réaliser, offrant une vision dans laquelle le contentement équivaut au bonheur. Lorsque cette vision du bonheur est partagée à une grande échelle, nous pouvons réellement surmonter les leurres du capitalisme cupide, et nous protéger de sa menace. C'est la signification contemporaine de “revêtir la robe de douceur et de persévérance”.

(…) Menée par des groupes violents recherchant à tout détruire sur leur chemin, il est prédit qu’une deuxième vague de violence traverserait les frontières des états. Cela inclut des conflits pour les ressources de base telles que l’énergie, l’eau et la nourriture ; des conflits en réponse à la suppression des droits humains ; et le problème d'immenses déplacements de populations réfugiées fuyant les conflits interethniques et cherchant à échapper à la misère.

La racine philosophique des conflits et des guerres à l’échelle globale se situe dans un autre des Trois poisons : la colère. Cette tendance à l'agression s'étend des individus aux groupes ethniques, puis aux nations, aux groupes nationaux, et imprègne les niveaux les plus profonds de l'humanité dans son ensemble. Cette énergie de la colère à l’échelle mondiale ne se manifeste pas seulement par la violence directe, mais aussi par une violence structurelle et culturelle. Ceux qui cherchent à être des citoyens du monde doivent faire face à cette colère, à l'intérieur d'eux-mêmes aussi bien que chez les autres. Pour défier et surmonter la violence qui prévaut dans la société, il faut contrôler la tendance à la colère au sein de sa propre vie, et pratiquer la non-violence, telle que l'a prêché M.K. Gandhi et l'illustre le bodhisattva Jamais-méprisant, décrit dans le chapitre du même nom du Sûtra du Lotus. C'est également est un exemple contemporain de “revêtir la robe de la douceur et de la persévérance”, étendant les domaines dans lesquelles les citoyens du monde peuvent contribuer.


• La deuxième règle d'enseignement, “s’assoir sur le siège du Bouddha”, signifie établir un état de vie dans lequel on s'éveille à “la vacuité de tous les phénomènes”. Cet état de vie est décrit dans le chapitre “Les pratiques paisibles du Sûtra du Lotus” dans les termes « considérer tous les phénomènes comme vides, sous leur véritable aspect. »3

« Tous les phénomènes sont non-substantiels [ou vides] » veut dire percevoir la nature du monde phénoménal comme étant essentiellement non-substantielle. Autrement dit, ce principe enseigne que les phénomènes observables n'ont pas de substance réelle, indépendante en soi, mais apparaissent et disparaissent en relation avec les autres, et sont par conséquent non-substantiels. En poursuivant cette idée, nous voyons que nous-mêmes sommes des entités non-fixes, qui n’ont pas de réalité indépendante. Nous existons dans un réseau de relations de dépendance mutuelle. Cette relation de cause mutuelle et d’effet mutuel est appelé origine interdépendante, et elle s'étend aux niveaux les plus profonds de l'existence, reliant l'individu aux autres, au groupe ethnique, à la nation, à la vie de tous les êtres humains, de tous les êtres vivants sur terre, et jusqu'à la vie de l'univers lui-même.

Si les êtres humains peuvent étendre leur conscience au-delà de leur propre “petit ego”, et prendre le chemin de la symbiose avec tous les êtres vivants, ils pourraient établir en eux l'état de vie expansif de la non-substantialité, plein de liberté, fondé sur la vie universelle et éternelle. Cet état de vie, qui ne fait qu'un avec la vie universelle, est en harmonie avec les autres êtres vivants et forme ce qu'on peut appeler le “grand Soi”, doté d'un vaste esprit altruiste.

Bien que la civilisation moderne cherche à réaliser cette symbiose et cette harmonie avec le vivant, elle est gênée par son incapacité à surmonter l'égoïsme aux différents niveaux, de l'individu à l'humanité dans son ensemble.

Le bouddhisme jette une lumière sur l'obscurité fondamentale inhérente à la vie, d'où proviennent les désirs terrestres, et éclaire les racines de l'égoïsme à chaque niveau. L'obscurité fondamentale désigne l'ignorance du fait que toutes les choses sont mutuellement dépendantes et reliées les unes aux autres, et cette ignorance est la source de l'égoïsme et de l'attachement au “petit ego”. L'obscurité fondamentale est la source des désirs terrestres qui enveloppent la civilisation mondiale dans son ensemble. C’est d’elle que jaillissent l'avidité, la colère, la méfiance, la tromperie, l'exploitation, la discrimination et la division.

Des exemples d'égoïsme à différents niveaux incluent : l'égoïsme d'un individu ou d'un groupe pour lequel la soif d'argent peut conduire à exploiter les autres, sans considération pour la souffrance qu’il leur inflige ; l'égoïsme ethnique dans lequel ne se préoccuper que de son groupe ethnique conduit à discriminer ou dominer les autres ; ou l'égoïsme national qui cultive un nationalisme malsain conduisant à l'exploitation économique ou à la guerre avec d'autres pays. D'autres formes peuvent inclure l'attachement à sa propre culture ou religion, conduisant à discriminer les idéologies ou spiritualités de toute autre culture et ethnie, engendrant le radicalisme et le fondamentalisme qui s’expriment à travers l'action violente. Mais l'une des formes d'égoïsme la plus critique auquel le monde est confronté aujourd'hui, à la racine de nombreux problèmes mondiaux, c'est l'égoïsme poussant à la domination et à l'exploitation de l'homme sur la nature.

Affronter l’égoïsme à ces divers niveaux, débarrasser le monde des troubles et des désirs terrestres provenant de l’obscurité fondamentale, tout en ouvrant de nouvelles voies créatives pour faire naître une société symbiotique basée sur l’esprit altruiste est ce que signifie littéralement « se dévouer à la pratique [du Sûtra du Lotus] sans ménager sa vie », comme l’écrit Nichiren. Le champ de la pratique bouddhique, en tant que bodhisattvas de l’âge moderne, n’est autre que la société, emplie de souffrances et de désirs terrestres.

Dans cette perspective, les citoyens du monde pratiquent l’altruisme, cherchent à établir le “grand Soi” en symbiose avec toutes les formes de vie ; ils s’opposent aux forces de l’égoïsme enraciné dans l’obscurité fondamentale présente dans les profondeurs de la civilisation. On peut dire qu’ils pratiquent avec bienveillance la voie du bodhisattva : “enlever la souffrance et apporter la joie”.


• La troisième règle est d’entrer dans la chambre de l’Ainsi-venu, ce qui signifie retirer les souffrances des gens et les guider vers le bonheur. A la fois Shakyamuni et Nichiren ont vu dans l’amour pur qui unit une mère à son enfant une illustration de la force de la bienveillance. Comme a été mentionné plus haut, le bouddhisme vise à étendre cette bienveillance – symbolisée par l’amour maternel, l’amour de la famille ou de la communauté locale – au groupe ethnique, à la nation et à toute l’humanité. En d’autres termes, c’est la pratique consistant à créer un réseau d’amitié entre tous les individus et, finalement, étendre encore ce réseau de bienveillance à tous les êtres vivants.

L’action altruiste dictée par l’esprit de bienveillance a le pouvoir d’inciter la nature de Bouddha à se manifester, permettant à tous de faire appel à un immense esprit de bonté à l’intérieur d’eux-mêmes. L’esprit de bonté possède une force de vie suffisamment puissante pour détruire tous les troubles et désirs terrestres découlant de l’obscurité fondamentale, et permet de manifester des qualités telles que la non-violence, l’amour de l’humanité, le contrôle de ses désirs, la sagesse de la symbiose, la confiance, l’empathie, le courage, la persévérance, la liberté, l’égalité et la solidarité. Ainsi, à travers les qualités de solidarité, de confiance et d’empathie, l’action altruiste permet de renforcer les liens entre les gens ; à travers la persévérance, elle permet de parvenir à l’égalité des droits humains et à la liberté ; à travers le phare de la sagesse de l’origine interdépendante, elle ouvre la voie de la non-violence nous permettant de créer un monde de symbiose pour toute l’humanité.

Lorsque la confiance mutuelle réunit les gens dans la solidarité, et que ce mouvement grandit et s’étend à tous les niveaux sur le globe, les qualités de l’esprit de bonté – telles que la compassion, l’amour de l’humanité, et la non-violence – entrent en jeu pour surmonter l’égoïsme de la nation, du groupe ethnique, de la culture et de la religion. L’esprit de l’altruisme balaie l’humanité entière, puis pénètre dans les couches profondes de la vie. On peut espérer un changement dans la civilisation matérialiste et scientifique actuelle : de la démocratie et du capitalisme égoïste à l’altruisme. Le capitalisme cupide se transformera en un capitalisme teinté d’altruisme, capable de maîtriser l’avidité. D’une arène aux egos, la démocratie se transformera en un forum de dialogue, basé sur l’esprit de bonté, et fonctionnera telle qu’elle a été conçue. De cette manière, un équilibre sain pourra être établit à une échelle globale.

Les trois règles d’enseignement décrites dans le Sûtra du Lotus, en d’autres termes, l’esprit de douceur et de persévérance, la non-substantialité de tous les phénomènes et la compassion peuvent servir de guides pour les citoyens du monde, qui œuvrent à créer un changement de paradigme dans la civilisation. (…)




Yoichi Kawada. Né dans la préfecture de Kagawa au Japon en 1937, il est diplômé de l'université de Kyoto et a achevé son doctorat d'immunologie en 1968. Il est une figure reconnue du champ de l'histoire et de la philosophie bouddhistes, qui rapproche les perspectives bouddhiques sur les problématiques contemporaines telles que la bioéthique et la pratique de la médecine clinique. Le Dr Yoichi Kawada a été nommé directeur de l'Institut de Philosophie Orientale en 1988.