• #Essai
  • #Crise
  • #Conférence
  • #Vie de Nichiren

Conférence donnée par Dennis Gira, théologien, professeur à l’Institut catholique de Paris et spécialiste du bouddhisme, le 17 mai 2002, au centre bouddhique Soka de Paris-Opéra.

Mappo, ou Fin de la Loi, est la dernière des trois périodes suivant la mort du Bouddha et prédites dans les sûtras bouddhiques. Alors que les deux premières périodes, époques de la Loi correcte (Shoho) et de la Loi formelle (Zoho), durent mille ans chacune, l'époque de Mappo désigne traditionnellement une période de décadence des enseignements supposée durer “dix mille ans et plus”.




Je ne vais pas vous faire une présentation académique, c’est-à-dire universitaire, je veux vraiment entrer avec vous à l’intérieur de cette tradition pour essayer de comprendre et d’approcher ce que voulait dire “vivre dans l’époque de Mappo” pour Nichiren. On va voyager dans l’espace et le temps et revenir dans le Japon du 13e siècle.

L’époque de Mappo, et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre pour ma conférence, nous donne une clé – peut-être même La clé – pour comprendre l’enseignement de Nichiren, sa pratique et surtout sa manière de se comporter. Cette manière était controversée et l’est toujours car on ne peut pas comprendre Nichiren si on isole son comportement du contexte de Mappo. Étudier l’époque de Nichiren nous aide à comprendre son attitude et aussi la pratique qu’il propose, avec notamment le Daimoku et également la création du Gohonzon.

Le sens de l’urgence

Pour commencer, il est important de parler du sens de l’urgence dans le bouddhisme. C’est absolument fondamental, et si on se limite à lire les dossiers qui existent en France, on n’a aucune idée de ce qu’est cette urgence. Je suis frappé par exemple lorsque j’écoute des émissions qui touchent le bouddhisme de près ou de loin : il existe des vedettes bien connues du cinéma ou des cinéastes qui disent aimer le bouddhisme parce que “le bouddhisme, cela les laisse tranquilles”. Mais moi, je dis que si quelqu’un pense que le bouddhisme laisse tranquille c’est qu’il n’a pas compris ce qu’est le bouddhisme.

Il y a des exigences extraordinaires dans le bouddhisme, et c’est cela qui en a fait la force. Depuis 2500 ans, le bouddhisme est une tradition dite civilisatrice qui s’est développée dans des situations extrêmement difficiles et ce n’est pas en disant qu’on peut faire ce que l’on veut que l’on développe une tradition civilisatrice !

Le sens de l’urgence est extrêmement important. On ne peut pas comprendre le bouddhisme en général et le bouddhisme de Nichiren en particulier sans réfléchir un peu sur cette urgence. Il faut aller au-delà des idées reçues. Je me souviens de la première fois où moi-même j’ai compris que cette urgence faisait partie du bouddhisme.

La naissance de mes filles

C’était au début de mes études, car j’ai étudié avec des bouddhistes c’est-à-dire des personnes qui allaient devenir des moines bouddhistes, et je me rappelle encore qu’à la naissance de ma première fille j’avais invité un collègue. Il est venu chez moi, il est entré dans la maison et il a dit : “Ah, félicitations !”. Or, nous faisions nos études bouddhiques ensemble, nous avions appris ce qu’est le Samsara, le cycle des naissances et des morts dont l’être vivant est prisonnier ; et le seul but digne de l’homme était de sortir définitivement de ce cycle.

J’ai dit à mon ami bouddhiste : “Pourquoi dites-vous “Félicitations” ? Après tout, ce n’est qu’une occasion pour cet être de continuer à tourner à l’intérieur du cycle des naissances et des morts ! il n’y a vraiment pas de quoi se féliciter.”

À ma grande déception, il a dit : “Ah, c’est vrai ça”. Je me suis dit “Ah la la, il y doit y avoir une meilleure réponse que cela”. Mais c’était ma première année d’études et je n’avais pas les moyens de vérifier cette réponse.

Quelques années plus tard, je travaillais ici, en France, avec des chercheurs bouddhistes envoyés du Japon. C’était des moines expérimentés. J’avais un bon ami parmi eux et ma deuxième fille est née. “Ah, cette fois, je vais comprendre”, me suis-je dit, et j’annonce à mon ami la naissance de ma deuxième fille, et, que dit-il ? “Ah, félicitations”. Là, je ne comprends plus rien… Il me dit : “Mais si”, et il me raconte une parabole de la tradition bouddhique.

C’est tellement rare qu’un être vivant puisse naître dans une situation où il va avoir une possibilité de rencontre avec l’enseignement du Bouddha que c’est vraiment rendre service à cette personne que de lui en offrir l’occasion, c’est quelque chose dont on peut se féliciter. J’ai compris le sens de ce qu’il a dit.

La parabole de la tortue

Puis il m’a raconté la parabole de la tortue. Il a comparé la vie à un grand océan avec une tortue qui nage toute seule dans cet océan sur lequel flotte quelque part un morceau de bois avec un trou en son centre. La tortue, qui cherche un peu d’air, sort de temps en temps la tête en quête du morceau de bois troué dans lequel elle pourra passer la tête. Trouver le bois parfaitement adapté représente les rares possibilités que l’on a de naître dans une période où l’on risque de rencontrer le Bouddha. Voilà le sens de l’urgence.

Il n’est pas question dans la cohérence bouddhique de se dire : “Oh, j’ai des milliards de vies devant moi, donc dans cette vie-ci je vais faire ce que je veux et je me rattraperai dans ma prochaine vie”, car la prochaine fois où j’aurai l’occasion de rencontrer un bouddha, ce n’est pas demain la veille ! D’où cette urgence extraordinaire qu’il ne faut pas oublier si on veut bien comprendre ce qu’est le bouddhisme.

La notion de kalpa

Quand, dans le bouddhisme, on parle du temps, de la durée, on utilise une notion différente de la nôtre. Par exemple, chez nous, nous parlons de siècles voire de millénaires alors que les bouddhistes parlent de kalpa. Un kalpa c’est la quantité de temps qu’il faudrait pour faire disparaître l’Himalaya si on le frottait une fois tous les trois siècles avec un tissu extrêmement délicat…

Il y a autant de kalpa que de grains de sable dans le Gange. On voit l’urgence : si on ne saisit pas l’occasion qui se présente, on risque de tourner en rond dans le cycle des naissances et des morts pendant des kalpa et des kalpa. Ce n’est pas “Oh, je vais me rattraper la prochaine fois”, c’est l’urgence fondamentale.

On va voir comment ce sens de l’urgence s’est intensifié mille fois avec l’idée que l’on vit dans la période de la décadence de la Loi. Comme vous le savez, la période de la décadence de la Loi fait partie des trois époques. La première est celle de la Loi correcte, Shoho, période qui se situe juste après la disparition du bouddha. C’est l’âge d’or du bouddhisme, et la doctrine s’épanouit dans toute sa splendeur. En pratiquant, on a une possibilité d’arriver vraiment à l’éveil. C’est une période extraordinaire.

Après cela, on entre dans une deuxième période, Zoho, l’époque de la Loi formelle. Un obscurcissement s’installe, il devient très difficile de comprendre la doctrine, encore plus difficile de pratiquer et extrêmement rare d’arriver à l’éveil. Comme vous le voyez, la situation ne va pas en s’améliorant, et on termine avec notre époque de Mappo, celle de la décadence de la Loi.

Durant cette période, c’est la catastrophe. Pourquoi ? Parce que la doctrine ne prospère plus. Personne ne peut arriver à l’éveil, c’est une période de désespérance totale.

Au Japon, à l’époque de Nichiren, on considérait que le bouddha Shakyamuni avait vécu entre 1029 et 949 av. J.-C. (selon notre calendrier actuel). En comptant une première période de mille ans (Shoho), puis une deuxième période de mille ans (Zoho), vous voyez que l’on arrive dans la dernière période (Mappo).

Libérer l’homme malgré sa désespérance

Si vous avez vu le film Ran, vous avez remarqué que c’est une série de catastrophes… Si, ne parlant pas japonais, vous avez dû vous limiter à lire les sous-titres, sachez que beaucoup de choses ne sont pas traduites. Notamment quand se passe une catastrophe, l’explication (non sous-titrée) que tout le monde donne est : “Cela ne peut être autrement car c’est l’époque de Mappo”.

C’est précisément à ce moment-là que naquit Nichiren. C’est dans cette situation qu’il essaya de chercher une vérité qui pourrait libérer l’homme malgré cette désespérance. Il a réfléchi sur le sens des différentes doctrines bouddhiques et s’est mis à chercher une hiérarchie à l’intérieur de ces doctrines. Après des années d’études et de pratique, il a conclu que le roi des sûtras était le Sûtra du Lotus. C’est ce Sûtra qui peut libérer l’homme, surtout dans cette période de décadence de la Loi.

Le Sûtra du Lotus, le roi des sûtras

Cette vérité suprême qu’il a cherchée consiste en deux doctrines. La première c’est que la nature profonde de tout être vivant n’est autre que la nature du bouddha. Chacun a la responsabilité de prendre conscience de cette vérité et de créer les conditions pour que cette nature se réalise pleinement.

La deuxième doctrine c’est que le bouddha est en réalité éternel. Il est éternel sans commencement ni fin. Cette deuxième doctrine éclaire la première. Seul cet enseignement pouvait être efficace pendant cette période des Derniers Jours de la Loi.

“C’est le roi de tous les sûtras” : par cette phrase Nichiren explique qu’il ne dit pas autre chose que ce que ses prédécesseurs avaient dite.

Sa première conclusion fut que le seul objet de vénération devait être le Sûtra du lotus pendant cette période si éprouvante. L’urgence encore. Il rejeta la validité de tout autre enseignement que celui du Lotus, ce que ses prédécesseurs n’avaient jamais fait mais, avant le début de l’époque de Mappo, ce n’était pas nécessaire, tandis que Nichiren était confronté à la nécessité d’avoir un moyen efficace pour libérer l’homme dans cette situation désespérée.

Il était si convaincu de cette vérité qu’il ne cessait de dire “non” à toutes les autres écoles bouddhiques. C’est là que l’on trouve des phrases qui aujourd’hui peuvent blesser. Mais il faut revenir au contexte : pour lui c’était vital.

Certains suivaient le bouddha Amida et psalmodiaient son nom en utilisant le Nembutsu. Pour Nichiren c’était un acte menant à l’état d’enfer. Il voyait le zen comme le fait du démon, le shingon comme une doctrine mauvaise qui perd le pays. Les enseignements différents du Sûtra du Lotus pouvaient être considérés comme des oeuvres démoniaques. Le seul enseignement qui libère, concluait Nichiren, c’est le Sûtra du Lotus. Cette position radicale a fait qu’il a été rejeté par ses confrères, assailli une fois par la foule, exilé plusieurs fois par le gouvernement, et qu’il a même failli être mis à mort. Tout cela confirmait l’exactitude de ses dires ; il avait été choisi de manière solennelle pour prêcher le Sûtra du Lotus. Il est considéré comme l’un des quatre bodhisattvas que le bouddha éternel, dans l’une des scènes du Sûtra, fait sortir de la terre et à qui il confie la mission de propager la vérité pendant la décadence de la Loi.

C’est pourquoi il adresse au gouvernement son Traité sur l’établissement de l'enseignement correct pour la paix dans le pays. Dans ce texte, il exige que toute autre secte bouddhique soit purement et simplement supprimée pour le bien-être de l’humanité. Un certain nombre de bouddhistes disent : “Ce n’est pas possible, les bouddhistes ne parlent pas comme cela”. Ce sont en général des bouddhistes français qui pensent ainsi. Au Japon, on connaît un peu l’histoire et quand on lit les textes de Nichiren, ils exposent des choses ordinaires.

Droit de vie et de mort

Par exemple, si vous êtes le roi, non seulement il vous est permis de tuer les calomniateurs de la Loi sans que cela soit une offense mais vous êtes obligé de le faire. Il existait toute une polémique sur les icchantika, ceux dont les racines du bien sont coupées. Nichiren avait adopté une position presque modérée : il ne demandait pas de tuer ces gens, il demandait que ces sectes soient supprimées, mais on comprend pourquoi il a rencontré tant de réactions négatives.

Il a également averti le gouvernement que s'il ne se convertissait pas à l’enseignement du Sûtra du Lotus, le pays subirait une invasion étrangère. Jusque-là, le Japon n’avait jamais été envahi et le gouvernement n’a donc pas écouté… mais c’est pourtant ce qui s’est passé en octobre 1274 et en mai et juillet 1281. Le gouvernement a essayé d’arriver à un compromis avec Nichiren, mais celui-ci est resté intransigeant. En mai 1274, voyant que le Japon n’était pas mûr pour accepter son enseignement, il a fini par se retirer sur le mont Minobu avec quelques disciples et c’est là qu’il est mort (en 1282).

Nichiren a laissé à ses disciples une pratique simple, accessible à tout le monde. L’idéal aurait été une étude approfondie du Sûtra mais il connaissait la fragilité de la condition humaine, alors il a créé une formule qui s’est répandue partout au Japon : Nam-myoho-renge-kyo.

Au titre sacré ou Daimoku du Sûtra du Lotus est attachée une efficacité salvatrice. Cette efficacité dépend de la foi, de la croyance. Et Nichiren n’a jamais cessé de mettre l’importance sur l’efficacité de cette foi. Il a également fait une représentation de l’objet fondamental de vénération, le Gohonzon. Il s’agit d’un mandala (objet de culte). Au milieu est inscrit le titre du Sûtra du Lotus et la représentation des bouddhas éternels tels que Shakyamuni. L’ensemble est présenté aux fidèles. Ce Gohonzon et le Daimoku sont les piliers de l’école de Nichiren, représentée aujourd’hui par la Soka Gakkai internationale (SGI), parmi d’autres.

La charte de la SGI et la continuité de son esprit avec celui de Nichiren

Dans cette période de décadence, dans cette période d’urgence, Nichiren avait-il le luxe de présenter les choses en douceur (shoju). Toujours est-il que son choix fut d’utiliser la méthode plus agressive de shakubuku, “transmettre directement”.

Il ne faut pas oublier l’urgence de la situation. C’est comme si vous étiez médecin et que vous voyiez un grand malade qui va mourir et qui ne veut pas prendre le médicament qui va le sauver. Vous n’allez pas prendre le temps de lui expliquer toute l’histoire de la médecine, sinon il sera mort avant que vous ayez fini, vous allez directement le soigner. Il faut comprendre la psychologie du contexte.

Le contexte aujourd’hui est le même, et je ne suis pas bouddhiste donc je vois cela de l’extérieur. Je vois une continuité dans l’urgence. La SGI a le sens de l’urgence. Il y a une grande continuité entre l’époque de Nichiren et aujourd’hui.

Le désir de partager découle de tout cela. Un autre point cependant, c’est que la psychologie a évolué, le monde a évolué. On vit dans un monde où la clef, c’est la tolérance et le respect envers les autres.

Aujourd’hui, la SGI transmet l’enseignement avec l’idée de shakubuku et dans l’urgence. Vu de l’extérieur, je comprends l’enseignement de la SGI : il faut trouver le moyen de vivre l’urgence, de propager, etc., mais avec une certaine prudence. Cela m’a amené à lire attentivement la charte de la Soka Gakkai internationale et je vais essayer de l’interpréter à travers tout ce que nous venons de dire…

“Nous, organisations constitutives et membres de la Soka Gakkai internationale, adhérons au but fondamental et à la mission qui consiste à contribuer à la paix, à la culture et à l’éducation, en se fondant sur la philosophie et les idéaux du bouddhisme de Nichiren Daishonin.”

Quand je lis ce passage, je vois en arrière plan exactement ce que Nichiren enseignait, parce qu‘à travers la philosophie et les idéaux du bouddhisme de Nichiren Daishonin, on revient à l’idée du Sûtra du lotus et on voit la véritable urgence qui implique l’idée de mission.

La deuxième partie est extraordinaire, c’est une description moderne de ce qu’est Mappo. Il est écrit : “Nous sommes conscients qu’à aucun autre moment de l’histoire, l’humanité n’a expérimenté une si puissante juxtaposition de la guerre et de la paix, de la discrimination et de l’égalité, de la pauvreté et de l’abondance qu’au 20e siècle.” Voilà Mappo ! Je poursuis : nous sommes conscients “que le développement de technologies militaires toujours plus sophistiquées, comme le montre l’exemple des armes nucléaires, a créé une situation où la survie même de l’espèce humaine se trouve en jeu ; que la réalité des discriminations ethniques et religieuses violentes entraîne un cycle infini de conflits ; que l’égoïsme de l’humanité et l’intempérance ont engendré des problèmes de dimension mondiale, notamment la dégradation de l’environnement naturel et l’élargissement des fossés économiques entre nations développées et nations en voie de développement avec de graves répercussions pour l’avenir collectif de l’humanité”

Si ça, ce n’est pas Mappo, je ne sais pas ce que c’est ! Donc, Mappo, c’est quelque chose d’actuel et c’est dans cette situation que l’enseignement de Nichiren est pratiqué. La charte continue :

“Nous croyons que le bouddhisme de Nichiren Daishonin, philosophie humaniste fondée sur le respect illimité du caractère sacré de la vie…”

En ce sens, on peut comprendre que chaque être participe à la nature de bouddha, et cette “compassion capable de tout englober permet aux êtres humains de faire jaillir la sagesse qui leur est inhérente et, en nourrissant la créativité de l’esprit humain” qui n’est autre que la nature de bouddha “permettra de surmonter les difficultés et les crises auxquelles l’humanité est confrontée afin de réaliser une société de coexistence prospère et pacifique…”

C’est exactement ce que dit Nichiren quand il écrit que le roi des sûtras c’est le Sûtra du lotus, et que c’est uniquement ce sûtra-là qui peut permettre à l’humanité à surmonter ses problèmes. Je trouve l’actualité de cette charte extraordinaire, ainsi que son enracinement dans l’enseignement de Nichiren.

Continuité et adaptation à notre époque

Je voulais simplement vous inviter à relire ce document à la lumière de ce que je viens de dire sur Nichiren Daishonin. À la fin de la charte, on voit apparaître la nouveauté, l’adaptation qui est faite aujourd’hui : “Nous, organisations constitutives et membres de la SGI, résolus à lever haut la bannière de la citoyenneté mondiale, de l’esprit de tolérance et du respect des droits de l’Homme en nous fondant sur l’esprit humaniste du bouddhisme…” mais il ne s’agit pas de n’importe quel bouddhisme “… et déterminés à surmonter les problèmes auxquels l’humanité est confrontée, à un niveau mondial, par le dialogue et des efforts concrets fondés sur un engagement constant pour la non-violence, adoptons cette charte.”

En fait, je voulais montrer comment cette charte est en continuité totale avec ce que dit Nichiren Daishonin. Je vais simplement conclure en vous encourageant à relire ce document et à le méditer à la lumière de ce que je viens de dire sur Nichiren Daishonin et son enseignement. Merci de votre attention.




Questions-réponses avec le public

Est-ce que le sentiment d’urgence dont vous avez parlé existe aussi dans d’autres formes de bouddhisme ?

La période de la décadence de la Loi n’est pas une notion universellement acceptée dans le bouddhisme, cela date environ du 4e ou 5e siècle. L’idée de Mappo a commencé à exercer une grande influence sur le bouddhisme à partir du 11e siècle. Mais, au fur et à mesure que cette période redoutée approchait les gens y pensaient de plus en plus.
Cependant, dans le zen la notion de Mappon’est pas quelque chose de fondamental. Là où elle a eu le plus d’influence, c’est dans les écoles de Nichiren et les écoles de la Terre pure, les deux formes de bouddhisme les plus importantes au Japon aujourd’hui.


Voyez-vous des passerelles entre les traditions chrétienne et bouddhique dans notre monde moderne ?

Ma réponse sera assez globale. Dans l’ancienne forme du bouddhisme, tout vise à libérer l’homme de son ignorance fondamentale concernant l’existence et tout s’explique sans Dieu. La doctrine fondamentale c’est le non-soi. Dans le christianisme, Dieu est au centre, et la personne humaine est créée à l’image de Dieu. On peut dire donc que dans la tradition chrétienne rien ne s’explique sans Dieu.
Il semble que ces deux idées – celle du non-soi et celle selon laquelle la personne est créée à l’image de Dieu – sont incompatibles. Mais quand on étudie plus profondément ce non-soi, on s’aperçoit qu’en Chine, on l’a traduit par deux termes. L’un, signifie qu’il n’y a “pas de soi”. Le dialogue est alors difficile avec les chrétiens car dans le christianisme, la personne est très importante.
L’autre terme, et le plus important pour moi, c’est celui selon lequel “ce qu’on identifie comme le soi ne peut pas l’être”. Et voilà que le dialogue devient possible. Les chrétiens disent que “l’homme est à l’image de Dieu”. Mais, dès que vous essayez de mettre le doigt sur Dieu, les chrétiens sont les premiers à dire que vous ne pouvez pas réduire Dieu à l’idée que vous faites de lui. Cela veut aussi dire que dès que l’on pense mettre le doigt sur la personne humaine, les chrétiens disent : attention, la personne est un mystère que l’on ne va jamais cesser de découvrir. Le jour où on pense l’avoir découvert, ce jour-là on le tue parce qu’on le réduit à ce que l’on peut penser.
Tout va dans le sens de l’ineffabilité.


Comment concevez-vous le dialogue ?

Le dialogue est fondamental mais il ne faut pas forcément chercher à arriver à une situation d’accord. En ce cas, le dialogue risque de devenir une négociation. Qu’est-ce que c’est le dialogue ? C’est d’accepter l’autre avec toutes ses différences, c’est être convaincu que cet autre, avec ses différences, a quelque chose d’important à me dire sur ces mystères qui nous font vivre. De mon côté, moi je dois dire à l’autre ce qui me fait vivre avec la même confiance réciproque, en pensant que s’il m’écoute il va entendre mes questions. C’est en entendant les questions des deux côtés que l’on peut se convertir tous les deux, pas dans le sens d’une religion mais dans celui de l’approfondissement.
Par exemple, le concept bouddhique de “non-dualité” peut aider les chrétiens à réfléchir à leur manière de parler de Dieu. Le contact avec les bouddhistes permet aux chrétiens d’être authentiques dans leur démarche. Pour moi, le plus important c’est la personne. Si on sort d’un dialogue de la même manière qu’on y est entré, ce n’est pas un dialogue, c’est une conversation de salon !


Le sens de la compassion bouddhique et de l’amour chrétien ?

Voici un autre sujet enrichissant de dialogue. On peut dire que ce n’est pas la même chose mais que cela se manifeste de la même manière. Pour moi, c’est une erreur de penser que c’est la même chose. En tant que chrétien, le moteur de mon amour c’est ma conviction que celui qui est en face de moi est créé à l’image de Dieu et qu’il a cette dignité absolument extraordinaire. Je ne peux donc pas le laisser seul. Mais ce serait une insulte si je disais à un bouddhiste : “Votre compassion, c’est ça.” Qui suis-je pour dire cela à un bouddhiste puisqu’il ne croit pas à ce Dieu. La compassion c’est quelque chose d’extraordinaire mais ce n’est pas l’idée que l’autre est à l’image de Dieu. En outre, dans le bouddhisme on doit faire une distinction entre la réalité relative et la réalité plénière. Dans la réalité relative, vous êtes là et je suis ici mais dans la réalité plénière, vous êtes la nature de bouddha et nous participons tous à la nature de bouddha. Il n’y a pas trois ou quatre natures de bouddha. Cela veut dire qu’au fond la personne qui souffre n’est pas autre que moi. C’est ce qui donne un moteur extraordinaire pour aller vers l’autre mais ce n’est pas ainsi dans le cadre chrétien. Quand on dit que c’est pareil , c’est dans la manière dont cela se manifeste.
Je crois que dans un dialogue authentique, il faut reconnaître la spécificité de chaque côté et la grandeur de chaque côté, et se laisser interpeller. Les chrétiens disent : “Je vais vers l’autre par amour”, mais ils ajoutent souvent : “J’ai écouté l’autre dans sa pauvreté…”


Qu’est-ce qu’il y a après l’époque de la Fin de la Loi ? Est-ce que l’on peut rapprocher l’époque de Mappo de l’apocalypse ?

Quand on aborde ce sujet, je reviens toujours aux sources les plus anciennes du bouddhisme. On y trouve une certaine vision du monde avec le cycle des naissances et des morts, avec des univers parallèles innombrables… mais en ce qui concerne votre question, il faudrait prendre un cycle, un grand kalpa. On y distingue toujours un temps de formation, un temps de stabilité, une période dégénérescente et une période de destruction, pour redémarrer ensuite. Pour certain c’est comme le big-bang !
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Dans une période, il y a plusieurs kalpa et chaque kalpa a son bouddha. Nous sommes dans le kalpa où le bouddha historique est Shakyamuni.
Quand vous entrez dans les autres formes de bouddhisme, il y a d’autres interprétations. Dans Jodo, on parle de la Terre pure du bouddha Amida, d’un autre univers avec un autre bouddha. Ailleurs, on dit qu’une Terre pure dépend du regard que l’on a. Si vous avez un regard pur, la terre où vous vous trouvez est pure, etc. C’est très complexe. Je n’aime pas comparer des choses qui sont pensées dans des contextes différents.
Il ne faut jamais extraire une idée qui est dans une tradition et une idée que l’on pense parallèle dans une autre tradition et puis commencer à comparer car chacune de ces idées reçoit son sens à partir de la manière dont elle est née. C’est un peu comme cueillir une fleur fraîche sur une montagne et la mettre sur notre bureau. Ce n’est déjà plus la même fleur que sur la montagne.




L'auteur

Dennis Gira est docteur en études extrême-orientales (Japon), diplômé de l’École Pratique des Hautes Études et professeur à l’Institut catholique de Paris.
Né à Chicago, aux États-Unis en 1943, il étudie la philosophie avant de partir vivre au Japon en 1969 où il apprend le japonais et étudie les religions du Japon. En 1977, il s'installe en France où il continue sa recherche sur le bouddhisme japonais. Depuis 1985, il donne des cours sur le bouddhisme et les religions du Japon à l’Institut catholique de Paris.
Il est l’auteur, de plusieurs livres sur le bouddhisme et le dialogue des religions, dont :

  • Comprendre le bouddhisme, Centurion, Livre de Poche, 1997.
  • Le bouddhisme à l’usage de mes filles, Éd. du Seuil, 2000.
  • Vivre de plusieurs religions, promesse ou illusion ?, sous la direction de Dennis Gira et Jacques Sheuer, Éd. de l’Atelier, 2000.
  • Au-delà de la tolérance, la rencontre des religions, Bayard Éditions, 2001.