La dénomination « art brut » fut inventée en 1944 par l’artiste plasticien Jean Dubuffet1 pour désigner les productions de personnes « indemnes de culture artistique », étrangères « au professionnalisme de l’art ». L’ouvrage Mondes imaginaires présente les oeuvres de ces créateurs autodidactes.
S'il existe des gens ordinaires qui réalisent des oeuvres remarquables, ce sont bien les créateurs d’art brut. lIs projettent les univers qui les habitent, en dehors de toute norme esthétique ou démarche intellectuelle.
De condition modeste, voire très modeste, ces hommes et ces femmes font jaillir d’eux-mêmes leurs visions. Ils les livrent de manière intuitive dans leur environnement familier. Le beau livre Mondes imaginaires explore, en photos, le vaste univers de soixante-deux créations d’art brut. Des oeuvres disséminées aux quatre coins du monde.
Sous nos yeux défilent le facteur Cheval (1836-1924) et son Palais idéal, véritable légende de l’art brut. Des pans de murs ou des figures animalières recouverts d’improbables assemblages de faïence, verre ou coquillage. Il s’agit sans doute de la Maison à vaisselle cassée de Robert Vasseur (1908-2002) ou de la Maison Picassiette de Raymond Isidore (1904-1964) qui alla jusqu’à emballer tout son mobilier de mosaïque colorée !
Ces « humains ordinaires » se lancent, sans plan préconçu, dans une aventure dont ils ignorent où elle les mènera. Et l’entreprise se fait prenante, puis obsédante. Vingt ou trente ans plus tard, le travail titanesque se révèle saisissant et captivant.
Sortis de terre en Europe, Amérique du Nord, Asie et Afrique du Sud, ces mondes à part et uniques sont érigés à l’aide de pièces dont l’utilisateur a su tirer parti : matériaux de récupération ou trouvailles cocasses collectés çà et là. Verre de bouteille, métal, pierre ou encore jouets, céramiques et fragments en plastique de toutes sortes ont la vedette. Tous s’incrustent, s’emmêlent, s’étalent et s’empilent. Ils accomplissent l’oeuvre mariée au béton qui lui donne forme et brandit sa splendeur. Quels univers de ferveur! Quelles fascinantes transpositions, extirpées et modelées à partir d’outils si rudimentaires !
Parmi les réalisations spectaculaires présentées dans l’ouvrage, les Watts Towers et le Jardin de pierres s’imposent.
Ainsi, à Los Angeles, Simon Rodia consacra aux Watts Towers trente-trois ans de sa vie, de 1921 à 1954. Pour construire les six tours qui les composent, dont la plus haute culmine à trente mètres, il a utilisé des barres de métal et des tuyaux auxquels il adonné lui-même des formes courbées avant de les lier entre eux. Mosaïques et matériaux multicolores habillent cette cathédrale de bras tendus, passerelles unies de toutes parts dans des maillages de tresses ébouriffées. Leurs ombres projetées au sol enrichissent la composition graphique de l’ensemble.
À Chandigarh2, sur douze hectares, le Jardin de pierres de Neck Chand représente une suite de cours en mosaïque de briques constellées de centaines de statues, souvent blanches, parées de débris de porcelaine. Représentations d’humains et d’animaux dressés telles des sentinelles, les personnages de ces espaces fragmentés peuplent ce royaume de pierres fascinant.
A tourner et à retourner les deux cent quarante pages de photos couleur, je suis étonnée par la diversité et l’aboutissement de ces réalisations oniriques. Hymnes et véhicules d’enchantement, ces oeuvres portent en elles un message d’espoir. Jouant le rôle de passeur, elles peuvent devenir des révélateurs pour notre propre créativité.
3e Civ n° 567, p.23.