Au premier abord, le titre de l’ouvrage ferait fuir tout adepte du bouddhisme, et ceux du bouddhisme de Nichiren en particulier, tant la pratique du bouddhisme n’a rien à voir avec « le culte du néant »...
Il s’agit en fait du regard de l’Occident sur le bouddhisme, au 19e siècle notamment, d’une image fabriquée chez les philosophes et penseurs européens à partir d’éléments partiels, dispersés, maladroitement traduits ou commentés, et provenant d’écoles et d’époques très diverses.
Le bouddhisme a été connu, et partiellement reconnu, tardivement par les savants européens. Confondu avec le brahmanisme, tandis qu’il avait déserté l’Inde depuis plusieurs siècles, ou relégué au rang des rites païens et idolâtres, le bouddhisme apparaissait pour les missionnaires religieux tantôt comme un paganisme bienveillant, mais à convertir, tantôt comme un culte douteux.
De plus, on tentait pour se rassurer de rapprocher le Foé, nom chinois du Bouddha, du dieu Mercure des grecs, du Thot égyptien, du Wodan scandinave ou de Jésus. Cela devait être la même chose. Ou bien on ne pouvait penser que le bouddhisme fût une religion à part entière, ayant eu la hauteur et valant le christianisme, et s’étendant sur l’autre moitié du monde. Son caractère athée le rendait diabolique.
Il fallut attendre les années 1820 pour que quelques textes sanskrits soient traduits, et bien traduits, par des chercheurs tels qu’Eugène Burnouf (qui livra une première traduction française du Sûtra du Lotus en 1952 - Le Lotus de la Bonne Loi) ou Barthélemy Saint-Hilaire.
Contresens et préjugés
Mais, hélas, les commentateurs, les philosophes, s’emparant d’un contresens ou d’une interprétation douteuse du mot Nirvana et de la notion de vacuité, par exemple, en vinrent à imaginer que les bouddhistes aspireraient au non-être, au néant, seul refuge de l’âme qui tenterait ainsi de se libérer du cercle des souffrances créé par le désir. Bien qu’il s’agisse en effet d’un enseignement Theravada, même cette interprétation demeure étrange, exprimée ainsi, laissant penser que le bouddhisme épouse les thèses du nihilisme.
Des mouvements contradictoires font dire positivement à Hegel que le bouddhisme est une philosophie, une attitude pensive, le retour en soi-même, mais une philosophie de l’anéantissement : « L’homme doit constamment s’appliquer à ne rien vouloir, ne rien désirer, à ne rien faire. ... L’homme doit se faire néant. Dans son être, il doit se comporter de manière négative, se defendre non contre l’extérieur mais contre lui-même. » Ce qui fait dire aux représentants du monde chrétien de cette époque que le bouddhisme est redoutable, contraire à la vie.
D’autres philosophes abondent dans ce sens. Le livre aborde en détail les commentaires de Schopenhauer (une supposée proximité entre son pessimisme et le bouddhisme), Nietzsche, Quinet, Renan, et tente de comprendre ce qu’ils ont compris de cette philosophie. « Il existe un imaginaire philosophique, qui se développe particulièrement quand les philosophes traitent des autres et des ailleurs », dit Roger-Pol Droit. Une étrange malhonnêteté qui ne conduit à aucun approfondissement des indications données par les textes, pourtant de plus en plus connus et accessibles.
Miroir de la société occidentale
Ainsi, tout au long du 19e siècle, l’image du bouddhisme sera négative, et sa condamnation virulente. Roger-Pol Droit, en fin de compte, montre que ces penseurs, en désignant le bouddhisme comme un cauchemar, celui du nihilisme – « un déni de toute valeur positive accordée au monde » – ,ne parlent que des peurs de l’Occident, et non du bouddhisme lui-même.
« J’avais le sentiment que, sous prétexte de parler du Bouddha, ces textes ne parlaient pas seulement de l’Europe de leur temps, d’un 19e siècle agité de toutes sortes de turbulences, mais qu’ils parlaient aussi de notre temps, du 20e siècle et de son “culte du néant”, de ses guerres et de ses massacres sans précédent, de sa négation de l’humain, de son nihilisme destructeur. ... Par quel tour de magie, en parlant des autres, du lointain, de l’Asie, du Bouddha, se serait-on effrayé, à l’avance, en Europe, de ce qu’on allait vivre ? Cette impression n’a pas cessé. »
Bien qu’aujourd’hui, depuis une ou deux générations, l’image du bouddhisme se soit inversée positivement, comme le souligne l’auteur, ce livre nous éclaire sur la persistance de certains clichés que nos interlocuteurs peuvent encore nous renvoyer, et sur l’histoire de l’introduction de la pensée bouddhique en Occident : dans quel ordre sont arrivés les enseignements bouddhiques ? Ou plutôt dans quel désordre et dans quelle cacophonie?
Nichiren Daishonin pourrait conclure (Lettre à Messire l’officier Nanjô Shichirô) : « Pour propager la loi bouddhique dans un pays, il faut bien connaître la loi auparavant diffusée. Par exemple, avant de donner un médicament à un malade, il importe de connaître celui pris précédemment afin d’éviter que les deux médecines ne deviennent un poison. »
En fin d’analyse, une impressionnante bibliographie de cent pages recense les ouvrages consacrés au bouddhisme de 1800 à 1890. Un livre, par conséquent, fort recommandable pour notre culture générale.
Tiré de l'article Un regard sur le bouddhisme, 3e Civ' 557, janvier 2008, p.34.
Le Culte du néant - Les Philosophes et le Bouddha, de Roger-Pol Droit, chercheur au CNRS, spécialiste des représentations des doctrines orientales chez les philosophes occidentaux, il est également écrivain et critique littéraire. Edité au Seuil en 1997, puis réédité en 2004 avec une nouvelle préface, 362 pages, collection Point.