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L’esprit d'abstraction

Peu après la Seconde Guerre mondiale, le philosophe français Gabriel Marcel (1889-1973) a proposé une analyse perspicace dans un essai intitulé « L’Esprit d’abstraction, facteur de guerre ». Alors que la faculté de développer et de manier des concepts abstraits est indispensable à l’activité intellectuelle, les abstractions qui en résultent sont, en fin de compte, dénuées de substance. Ainsi, par exemple, le concept d’« être humain » doit être compris comme une non-réalité. La réalité est que nous sommes des femmes et des hommes, des Japonais ou des Américains, jeunes ou vieux, originaires de tel ou tel endroit. Plus nous observons les gens attentivement, plus nous constatons que ce sont des individus distincts et uniques. Nous sommes là dans la réalité concrète. Toute discussion sur les « êtres humains » ou « l’humanité » qui négligerait ces différences engendrerait des concepts abstraits animés d’une vie propre.

Gabriel Marcel utilise le terme « esprit d’abstraction » pour définir le processus essentiellement destructeur par lequel nos conceptions sont détachées des réalités concrètes. Il dit, par exemple, qu'on ne peut s'engager dans une guerre que si l’on refuse au préalable d’admettre la nature individuelle et l’humanité de l’ennemi, le réduisant ainsi à un concept abstrait tel que fasciste, communiste, sioniste, islamiste fondamentaliste, etc. Gabriel Marcel écrit :

À partir du moment où on […] prétend obtenir de moi que je m’engage dans une action de guerre contre d’autres êtres, que je dois par conséquent être prêt à anéantir, il est de toute nécessité que je perde conscience de la réalité individuelle de l’être que je puis être amené à supprimer. Pour le transformer en cible impersonnelle, il m'est indispensable de le transformer en abstraction.

Sans cette manipulation réductrice, il serait impossible de justifier ou de trouver un sens à sa participation à une guerre.

En d’autres termes, l’esprit d’abstraction n’est pas de valeur neutre. Marcel souligne qu’il est invariablement accompagné d’un « caractère passionnel »2, de rejet et de ressentiment qui entraînent une « réduction dépréciatrice »3. Ce qui signifie que, une fois les gens transformés en concepts abstraits, on peut les traiter comme des inférieurs sans valeur, voire comme des êtres nuisibles qu’il faut éliminer. Les personnes, dans la plénitude de leur humanité, n’existent plus.

Gabriel Marcel le dit lui-même : « L’esprit d’abstraction est d’essence passionnelle et inversement, la passion fabrique de l’abstrait ». C’est pour cette raison qu’il considérait l’ensemble de son œuvre philosophique comme une « lutte opiniâtre menée sans relâche contre l’esprit d’abstraction ».

Pour en revenir à la présente crise financière, nous devons nous demander si, en tant que société, nous ne nous sommes pas laissé gagner par cet esprit d’abstraction. N’avons-nous pas succombé au charme envoûtant et tentaculaire du monde abstrait et anonyme de l’argent, perdant ainsi notre faculté humaine essentielle de percevoir que – si nécessaire soit-il au fonctionnement de la société – l’argent n’est rien d’autre qu’une convention, une sorte de réalité virtuelle ?

L’adoration de l’argent va au-delà du simple désir matériel. Elle nous prend au piège et nous hypnotise, nous conduisant à des façons d’agir que nous éviterions dans d'autres circonstances. Par exemple, une entreprise qui perd de vue ses responsabilités sociales et n’obéit qu’aux intérêts privés de ses actionnaires – leur insistance à réclamer des bénéfices à court terme –, reléguera au deuxième ou même au troisième plan ses liens concrets avec le monde réel des personnes réelles, qu’il s’agisse de ses cadres, de ses employés, de ses clients ou de ses consommateurs. Des quatre coins du monde nous parviennent les voix chargées de remords d’hommes d’affaires, par ailleurs consciencieux, qui avaient cru n’avoir d’autre choix que de jouer ce rôle indigne.

En effet, la mondialisation centrée autour de la finance a engendré de telles personnes en grand nombre. Séduits par l’esprit d’abstraction, nous avons perdu de vue le fait que notre humanité véritable n’existe que dans la totalité de notre identité individuelle. Nous sommes tous plus ou moins devenus des Homo economicus, incapables de reconnaître des valeurs autres que monétaires.

Partout, les gens semblent en proie à un sentiment oppressant d’impuissance – sentiment qui s’intensifie en proportion directe avec la progression de la mondialisation. Ceci, à mon avis, constitue une conséquence inévitable de l’arrogance et de l’égoïsme qui recherchent aveuglément le profit, s’imaginant que la société humaine peut continuer à exister même si elle détruit son environnement naturel et culturel. Nous ne tenons pas compte – à nos risques et périls – des paroles intemporelles de José Ortega y Gasset (1883-1955) au sujet de la fondamentale inséparabilité de notre vie et de notre environnement : « Je suis moi et mes circonstances, et si je ne les sauve pas, je ne peux me sauver moi-même. »

Bien sûr, l’Homo economicus est le produit d’un vecteur intrinsèque du capitalisme. Plus la forme du capitalisme prônée est « pure », plus nous sommes contraints – en notre qualité d’actionnaires, de cadres, d’employés, de clients et de consommateurs – de poursuivre dans la voie de ce vecteur. Faute de quoi, nous serons perdants, du moins à court terme.

Robert B. Reich, ministre du Travail dans le gouvernement du président américain Bill Clinton, met en garde depuis un certain temps contre les pièges de la « nouvelle économie ». Dans son récent ouvrage, Supercapitalism: The Transformation of Business, Democracy, and Everyday Life, il réduit les multiples facettes de notre identité individuelle à nos rôles respectifs d’investisseurs, de consommateurs et de citoyens. Il écrit : « L’inconfortable vérité, c’est que la plupart d’entre nous sommes partagés : en tant que consommateurs et investisseurs, nous voulons profiter de super-affaires. En tant que citoyens, nous n’aimons pas bon nombre des conséquences sociales qui en découlent. »

Le défi crucial consiste à parvenir à un juste équilibre, à retrouver notre intégrité d'êtres humains. Mais, sous le super-capitalisme, « les consommateurs et les investisseurs acquièrent du pouvoir ; les citoyens en perdent. »4 Les intérêts du capitalisme prennent le pas sur ceux de la démocratie.

La prédominance des intérêts financiers a accentué les aspects négatifs du capitalisme comme le déséquilibre des revenus mondiaux, l’instabilité des marchés du travail et la destruction de l’environnement. Et ça ne s’arrête pas là. La récession financière et économique actuelle a sérieusement remis en question ce qui est généralement reconnu comme l’aspect positif du capitalisme sa capacité à produire des richesses, attendu que les richesses générées s’avèrent souvent illusoires.

Le processus de mondialisation, soutenu par la déréglementation et l’innovation technologique, a essuyé un contrecoup brutal sous la forme d’une récession mondiale. Il apparaît à présent évident que se fier à la libre concurrence et aux marchés pour résoudre tous les problèmes était une erreur ; rien au monde ne saurait se régler si simplement.

Le système financier planétaire doit être encadré par des lois ; c’est à ce niveau que les gouvernements et les actions politiques doivent jouer un rôle prépondérant. Les dirigeants politiques devraient exercer leurs talents pour le bien de tous et dans une perspective large et impartiale. Il nous faut des mesures rapides et vigoureuses, comme des aides fiscales et financières ou le renforcement des filets sociaux de sécurité, afin de réagir face à l’effondrement spectaculaire des résultats des entreprises et à l’accroissement du chômage qui l’accompagne.

Il est particulièrement important de garder à l’esprit la dimension planétaire de la pauvreté qui prive les gens d'un travail digne et porteur de sens. Un tel travail est une activité humaine essentielle : de lui dépendent la motivation et l’espoir qui sont vitaux pour l’épanouissement personnel et la prospérité de la société. Nous devons engager toutes nos forces pour trouver une solution à cette situation dramatique.

En même temps, nous devons absolument tenir compte des leçons des années 1930, quand la prédominance excessive de l’État a favorisé la montée du fascisme. C’est également dans ce sens que je crois que nous devons prendre à cœur la mise en garde de Gabriel Marcel contre les dangers de l’esprit d’abstraction.

Séduits par l’esprit d’abstraction, nous avons perdu de vue le fait que notre humanité véritable n’existe que dans la totalité de notre identité individuelle.