
L’éveil des femmes dans le Sûtra du Lotus. C’est sur ce thème que Claire Tardieu a prononcé une conférence, au Centre bouddhique de Paris-Opéra, le jeudi 31 mai 2012. Interview.
La possibilité pour les
femmes d’atteindre l’Éveil a-t-elle toujours été présente, dans le bouddhisme ?
C’est un élément essentiel du bouddhisme, que Shakyamuni a
enseigné de manière très claire, à la fin
de sa vie. On peut voir là une transgression par rapport à la conception
brahmanique des castes et de la place
traditionnelle des femmes. En effet,
les femmes étaient généralement
associées à la sensualité, à la maternité ou à la domesticité, et, à ce titre,
ne pouvaient prétendre à l’Éveil qu’en
renaissant d'abord dans un corps masculin.
À l’époque de Shakyamuni, quelle était
la place des femmes ?
Très tôt, les disciples femmes ont fait
partie de la communauté bouddhique.
La première fut la nonne Mahaprajapati,
la tante maternelle de Shakyamuni, qui
l’avait élevé après la mort de sa mère.
La communauté bouddhique comprenait alors quatre assemblées : les bhikkhus (moines), les bhikkhunis (nonnes), les upasaka ou hommes laïcs et les upasika ou femmes laïques.
Dans le Sûtra du Lotus, quand et comment est introduit la possibilité pour les
femmes de parvenir à l’Éveil ?
Pendant que Shakyamuni prêche le 11e
chapitre du Sûtra du Lotus, le bodhisattva Manjushri va enseigner ce Sûtra
au palais du Roi-dragon. En entendant
cet enseignement, de multiples créatures deviennent instantanément bouddhas, dont la fille du Roi-dragon, alors
âgée de huit ans. Au chapitre suivant,
elle se rend au pic de l’Aigle pour témoigner de son Éveil devant Shakyamuni.
Alors, Shariputra, qui passe pour le plus
sage des disciples du Bouddha, lui dit :
« Tu prétends avoir été capable en un
temps aussi court d’atteindre la voie inégalée. Mais cela semble difficile à croire.
Parce qu’un corps féminin, souillé et
impur, ne saurait être un réceptacle de
la Loi. Comment pourrais-tu donc atteindre la bodhi inégalée ? »
Shariputra ne croit pas que la bouddhéité
puisse se manifester rapidement. Il fait
référence aux Cinq Obstacles mentionnés
dans des enseignements antérieurs au
Sûtra du Lotus1. Le geste de la fille du Roi-dragon de tendre un joyau à Shakyamuni,
et son acceptation immédiate par celui-ci, est en soi une réfutation radicale des
conceptions jusqu’alors admises: l’atteinte de la bouddhéité exigeait la
poursuite de pratiques pénibles pendant un
nombre incalculable de vies, et elle était
absolument inaccessible aux femmes.
Comment Nichiren a-t-il commenté ce
passage ?
Il a écrit : « Tant que la fille du Roi-dragon
tenait le joyau dans ses propres mains,
il représentait les mérites inhérents à sa
propre nature, un trésor potentiel ; mais,
une fois que le Bouddha l’a accepté, il
représente le joyau concret, celui qu’elle
a obtenu par sa pratique bouddhique. »
Le fait que le Bouddha l’accepte est
la preuve symbolique de la réalité de
l’Éveil des femmes. La fille du Roi-dragon
incarne non seulement l’atteinte de la
bouddhéité par les femmes, mais également par toutes
les personnes ordinaires, y compris les hommes.
Elle représente l’atteinte de la bouddhéité par tous
les êtres sans changer d’apparence.
Pouvez-vous citer des passages d’écrits
de Nichiren où il est question de l’Éveil
des femmes ?
Nichiren revivifie le Sûtra du Lotus, et
fait de l’Éveil des femmes le cœur de son
enseignement, et ce, par reconnaissance envers sa propre mère. Lui-même,
simple moine, ne s’est jamais marié et
il n’a pas eu d’enfants, mais sa bienveillance et sa reconnaissance envers sa
mère semblent l’avoir conduit à encourager, par ses lettres, de nombreuses
disciples femmes issues du peuple.
Environ une lettre sur cinq avait une
femme pour destinataire.
Dans une lettre intitulée L’unité entre mari et femme, il écrit : « C’est seulement dans le Sûtra du Lotus que nous lisons qu’une femme qui pratique le Sûtra du Lotus non seulement surpasse toutes les autres femmes, mais surpasse également tous les hommes. »2 Et, dans une autre lettre : « Le Sûtra du Lotus étant le seul à révéler que les femmes peuvent atteindre la bouddhéité, j’en ai conclu qu’il est précisément le Sûtra qui permet de répondre correctement à la bienveillance d’une mère. Pour m’acquitter de cette dette de reconnaissance, j’ai fait le vœu de rendre accessible à toutes les femmes la récitation du Daimoku de ce Sûtra. »3
Comment Nichiren encourage-t-il ses disciples femmes ?
Selon leur âge, leur condition sociale et
leurs questions, il prodigue des encouragements profonds et chaleureux, sur
l’accouchement, la maladie, la peur de
vieillir, le deuil d’un enfant.
En mettant le message du Sûtra du Lotus
à la portée de tous, et en l’incarnant dans
son comportement, Nichiren donne aux
femmes, en particulier, le moyen de se
libérer de leurs propres conceptions
erronées selon lesquelles elles seraient
inférieures aux hommes et soumises
aux trois obéissances.4 En ce sens, on
peut dire que le bouddhisme est un
féminisme qui, en libérant les femmes,
libère en fait tous les êtres.
Comment se perpétue cette conception bouddhique des femmes, aujourd’hui ?
Daisaku lkeda a consacré sa vie à transmettre cet enseignement révolutionnaire
pacifique au monde entier, en dialoguant
avec de nombreuses personnalités féminines de premier plan, dont la plupart
ont été, au départ, raillées et méprisées
comme la fille du Roi-dragon : Rosa Parks,
pionnière de la lutte pour les droits
civiques aux États-Unis ; la prix Nobel
kényane Wangari Mathai, récemment
disparue, initiatrice du mouvement de
la ceinture verte au Kenya ; Marguerita
Vorobyova Desyatovskaya de l’Institut
d’études orientales à l’Académie des
Sciences de Russie, spécialiste russe
du Sûtra du Lotus ; Hazel Henderson,
futurologue et pionnière dans la recherche sur le développement durable ; Élise
Boulding, initiatrice des études pour la
paix aux USA (université de Dartmouth
College), pour ne citer qu’elles. Certains
de ces dialogues ont été publiés.
Il a également consacré nombre de ses
écrits à des personnages historiques
féminins de toutes cultures et nationalités, dont Florence Nightingale — la dame
à la lampe — et Marie Curie, li a aussi évoqué Valentina Terechkova, première
femme cosmonaute : « Tout en tournant
autour de la Terre, Valentina Terechkova
a pensé à sa mère. Elle a pensé à toutes
les mères de la Terre... Sans mère, aucun
de nous ne serait là. »5
Il a également écrit : « S’acquitter de sa dette de reconnaissance envers notre mère qui nous a donné la vie est un principe majeur, en bouddhisme. On pourrait dire, dans un certain sens, que le bouddhisme nous enseigne comment émuler cet esprit de bienveillance maternelle dons nos relations avec les autres. »6
Cela ne signifie pas que seules les
femmes qui deviennent mères peuvent
s’éveiller, n’est-ce pas ?
Non, bien sûr ! Tous les êtres possèdent
potentiellement cette bienveillance
maternelle inhérente à l’univers. Mais
on pourrait dire que l’Éveil des femmes
est à l’avant-garde de l’Éveil de toute l’humanité, composée à part égale d’hommes et de femmes, et qu’on aurait tort
de se priver d’une telle ressource. Cet
esprit profondément humaniste constitue un formidable espoir face à une
vision parfois sombre et désabusée de
l’être humain. À nous de faire en sorte
que le XXle siècle soit, selon la formule de
Daisaku Ikeda, le siècle des femmes et
celui de la vie !
Paru dans Valeurs humaines n°21-22, juillet-août 2012.
- 1. ↑ Les Cinq Obstacles: les femmes ne peuvent devenir ni un roi Céleste, ni un roi Shakra, ni un roi-démon, ni un roi-sage faisant tourner la roue, ni un bouddha.
- 2. ↑ L&T-V, 129.
- 3. ↑ L&T-VI, 276.
- 4. ↑ Issues du brahmanisme et du confucianisme, les trois obéissances sont: l’obéissance aux parents pendant l'enfance, au mari pendant l'âge adulte, au fils pendant la vieillesse.
- 5. ↑ D&E-octobre 1998, 84.
- 6. ↑ D&E-mars 2012, 38.