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Par Hiroshi Kanno. Extraits traduits de l'essai The Core of Shakyamuni Buddha's Teachings and the Distinctive Features of the Lotus Sûtra, paru dans Journal of Oriental Studies, vol. 19, 2009.

Cet essai a été présenté lors du séminaire “East/West in Dialogue: Religious Perspectives on Global Issues in the 21st Century,” au Wellesley College, Etats-Unis, en octobre 2008.
Le Dr Hiroshi Kanno est spécialiste du bouddhisme et a enseigné dans plusieurs université japonaises (Université de Tokyo, Université Soka).
Dans cet essai, après une introduction où il retrace l'apparition du bouddhisme Mahayana et la compilation des sûtras de ce courant, il explore la relation entre le Sûtra du Lotus et la vie du Bouddha Shakyamuni. Ainsi, il établit des parallèles entre : 1) la première prédication du Bouddha, au Parc des Gazelles, et la notion de « véhicule unique du Bouddha », illustrée au travers de l'histoire du bodhisattva Jamais-méprisant et du chapitre « Devadatta » ; et 2) l'entrée au nirvana du Bouddha et la nouvelle figure du Bouddha éternel faisant usage de « moyen opportun ». Enfin, il conclut par une réflexion sur le fait que le Sûtra du Lotus a pour intention d'intégrer tous les bouddhas et tous les enseignements bouddhiques, et qu'il valorise l'engagement humaniste au sein de la société.




Le bouddhisme en Asie

Le bouddhisme a été fondé par le Bouddha Shakyamuni.1 La communauté bouddhique (Samgha), s’est par la suite (au IIIe siècle av. J.-C.) divisée en deux courants fondés sur des interprétations différentes des préceptes bouddhiques (Vinaya).2 Le premier de ces courants était issu du groupe Sthavira, optant pour une position conservatrice concernant l’application des préceptes ; l’autre courant, plus innovant, était promu par le groupe Mahasamghika. Depuis lors, d'autres schismes sont apparus au sein de ces deux courants et il est dit qu’environ vingt écoles ont été fondées jusqu’au Ier siècle av. J.-C. C'est à partir de cette époque que les sûtras du Mahayana ont commencé à être compilés, par des moines appartenant aux premières écoles du Nikaya3. Ceux qui s’impliquèrent dans ce travail considéraient que les enseignements exposés par le Bouddha historique n’étaient ni figés ni fermés mais devaient être renouvelés, en accord avec l’époque. Ils ont donc commencé à compiler ces sûtras, qui exprimaient une pensée nouvelle en réponse aux besoins religieux d'une ère nouvelle.

Les conservateurs, opposés à la compilation des sûtras du Mahayana, arguaient en revanche que ces sûtras ne pouvaient pas être l'enseignement du Bouddha, mais celui de Mara4, et qu'ils constituaient une hérésie. Cependant, même si l’établissement des sûtras du Mahayana fut à l’origine d’un conflit entre conservateurs et progressistes, les courants Nikaya et Mahayana semblent être graduellement parvenus à coexister en Inde.

Autour du IIIe siècle av. J.-C., le propre fils de l'empereur Ashoka (ou, selon d'autres récits, son frère cadet), Mahinda, a missionné une école Sthavira au Sri Lanka, jetant ainsi les bases du bouddhisme du sud-est asiatique tel qu’il s'est développé à partir du XIème siècle. D'autre part, le Nikaya et le Mahayana ont été introduits à partir du nord-ouest de l'Inde, via la Route de la soie, dans l’Asie centrale et jusqu’en Chine, aux alentours du Ier siècle av. ou apr. J.-C. (…)

L’établissement initial du bouddhisme par Shakyamuni et son développement ultérieur

(…) Je pense qu’il y avait, derrière la compilation des sûtras du Mahayana, l'intention de répondre aux nouveaux besoins religieux de l’époque. Si nous voulons comprendre ceux-ci, nous n’avons pas d’autre choix que de les déduire à partir des idées exprimées dans ces sûtras. En bref, nous y trouvons : l’espérance en l'apparition de bouddhas et de bodhisattvas dotés de pouvoirs extraordinaires pour sauver les gens ; une forte exhortation à agir de manière altruiste, en se fondant sur la compassion ; l’espoir d'abolir toute discrimination religieuse entre moines et laïcs5 ; l'idéal de l'atteinte de la bouddhéité pour tous ; la valorisation du fait, à une époque où le Bouddha n'était plus, de voir des bouddhas à travers une expérience religieuse ; l’explications des étapes concrètes de la voie des bodhisattvas, jusqu'à celle de l’atteinte de la bouddhéité ; etc.

Nous pouvons en déduire les caractéristiques suivantes du contexte dans lequel cette nouvelle philosophie est apparue. A cette époque, existait une tension entre la tradition d'une part et le désir d'un nouvel idéal culturel d'autre part, amené par les échanges entre l'Inde et le monde gréco-romain. Au milieu de cette tendance, certains bouddhistes ont fait valoir avec véhémence que le bouddhisme traditionnel Nikaya ne répondait plus aux besoins religieux d'un nouvel âge, et ont créé un nouveau type de bouddhisme en réinterprétant la vie et la pensée du Bouddha, en se fondant sur leurs propres expériences religieuses. Puis, selon cette nouvelle philosophie, ils ont compilé de nouveaux sûtras, dont ils ont défendus la filiation en tant qu'enseignements véritablement exposés par le Bouddha historique. N'est-ce pas là un des traits caractéristiques des sûtras Mahayana de la première période ?

Cependant, malgré l’avènement du bouddhisme Mahayana, le bouddhisme Nikaya n'a pas pour autant disparu. Nous pouvons supposer qu'il a même continué à avoir une plus grande influence que le Mahayana, en Inde. Le bouddhisme Mahayana a prospéré en Asie centrale et Asie de l'Est, plutôt qu’en Inde.

En général, la compilation des sûtras du Mahayana se divise en trois périodes :

  • 1. Au cours de la première période, allant du Ier siècle av. J.-C. au IIIe siècle apr. J.-C., furent compilés des textes tels que les Sûtras Prajnâ, le Sûtra du Lotus, le Sûtra de Vimalakirti, le Grand Sûtra Sukhâvatîvyûha, le Petit Sûtra Sukhâvatîvyûha et le Sûtra Dasabhûmika. Durant cette période, Nagarjuna (ca 150-250 apr. J.-C.) a construit à partir de l'idée de vacuité (sûnyatâ) des Sûtras Prajnâ une théorie philosophique et devint le fondateur de l'école Madhyamaka.
  • 2. Au cours de la deuxième période, allant du IVe siècle au VIe siècle, furent compilés des écrits incluant le Sûtra Yogacara Samdhinirmocana et les sûtras Tathâgata-garbha tels que le Sûtra Srîmâlâdevî et le Sûtra Mahâparinirvâna. Durant cette période, Asanga (ca IVe siècle) et son jeune frère Vasubandhu établirent l'école Yogacara. Les deux écoles majeures, Madhyamaka et Yogacara, étaient fondées.
  • 3. Au cours de la troisième période, à partir du VIIe siècle, sont apparus des sûtras ésotériques tels que le Sûtra de Mahavairocana et le Sûtra Sarvatathâgatatattvasamgraha. Le bouddhisme Mahayana visait à la popularisation de ses enseignements, et cet effort impliquait l'intégration positive d’éléments magiques ou ésotériques. Ces éléments sont graduellement devenus le fondement des sûtras ésotériques de la troisième période. Le bouddhisme ésotérique en est venu à développer un rituel et une magie similaires à ceux de l'hindouisme en tant que religion ethnique indienne. Nous pouvons dire que le bouddhisme, en devenant ésotérique s'est enterré dans l'hindouisme. Au début du XIIIe siècle, les musulmans ont détruit le temple de Vikramasîla et le bouddhisme en Inde a disparu. (…)

Les traits distinctifs du Sûtra du Lotus

Le bouddhisme s’est propagé à l'ensemble de l'Asie et possède 2500 ans d’histoire. Même si, naturellement, diverses traditions sont apparues dans le cours de son développement, je me concentrerai ici sur le Sûtra du Lotus, qui a eu une influence historique majeure sur le bouddhisme chinois et japonais, et qui perdure comme une foi vivante chez de nombreuses personnes au Japon aujourd’hui.

Les sûtras du Mahayana primitif peuvent être considérés comme une nouvelle interprétation de la vie et des enseignements du Bouddha. Cette description est particulièrement appropriée pour le Sûtra du Lotus, car il semble que ses rédacteurs ont consciemment structuré son récit d’après la vie du Bouddha. Les événements les plus importants de sa vie, outre sa naissance, sont : son illumination, sa première prédication, et son entrée au nirvana à l'âge de quatre-vingts ans. Le bouddhisme, il va sans dire, commence avec l’illumination du Bouddha. Mais il n’aurait n'a pas pu voir le jour si cette illumination n'avait pas été transmise par la parole. Par conséquent la première prédication de Shakyamuni, à la demande de Brahma, est naturellement très significative. Dès lors, le Bouddha n'a cessé d’enseigner, toute sa vie, pendant plus de quarante années, jusqu'à ce qu'il entre dans le nirvana final, à l'âge de quatre-vingts ans.

L’illumination de Shakyamuni, le Dharma et le Saddharma dans le Sûtra du Lotus6

Il est dit dans le Sûtra du Lotus que des bouddhas du passé ont déjà prêché ce sûtra avant Shakyamuni. L'intention d’une telle déclaration semble être de faire reconnaître le Sûtra du Lotus comme l'enseignement suprême et ultime, prêché constamment par tous les bouddhas du passé, du présent et de l'avenir. Tous les bouddhas, y compris Shakyamuni, ne sont devenus bouddhas qu’après s’être éveillés au dharma (dhamma en pali, fa en chinois) ou saddharma7 (saddhamma en pali et zhengfa ou miaofa en chinois), et l’enseignement qui expose en détails ce saddharma n'est autre que le Saddharmapundarika Sûtra, ou Sûtra du Lotus.

Parce que ceux qui ont compilé le Sûtra du Lotus étaient convaincus de cela, ils ont incorporé le terme de saddharma dans le titre du sûtra. Tous les bouddhas prêchent le saddharma, auquel ils se sont éveillés par eux-mêmes, et son contenu n’est autre que le Sûtra du Lotus. Nous pouvons dire que l'universalité et le caractère d’éternité du Sûtra du Lotus sont représentés symboliquement de cette façon.

Le deuxième chapitre du Sûtra du Lotus, « Des moyens opportuns », appelle « dharmas » les caractéristiques du Bouddha, acquises et comprises au travers de pratiques durant une longue période, sous l’instruction d’innombrables bouddhas, et conçoit les capacités, sagesses et étapes de méditation du Bouddha comme étant le contenu concret de ces « dharmas ». C’est-à-dire, les « dharmas » ne désignent pas la vérité abstraite et objective en tant qu’objet de l'illumination. Ils sont réalisés au travers de pratiques effectuées par les bouddhas eux-mêmes et comprennent la sagesse et les étapes spirituelles d'un bouddha.

En d'autres termes, il y a deux significations à « dharma » présentes dans le Sûtra du Lotus : dans un sens objectif, c’est la vérité à laquelle les bouddhas s’éveillent, et dans un sens subjectif, ce qu’ils manifestent sous la forme de caractéristiques marquant leur propre étape spirituelle, telles que la sagesse et la compassion. Le « véhicule unique du Bouddha » exprime l’idée que ces réalisations concrètes du « Dharma » sont largement ouvertes à tous. J’en parlerai dans la prochaine section.

La première prédication et le « véhicule unique du Bouddha » du Sûtra du Lotus

Comme mentionné ci-dessus, immédiatement après l’Eveil de Shakyamuni, alors qu’il hésitait à dispenser son enseignement, Brahma lui est apparu afin de l’y exhorter. Cette histoire fait écho, dans le Sûtra du Lotus, à la demande de Shariputra faite à Shakyamuni de prêcher son enseignement. Shariputra ne comprend pas pourquoi Shakyamuni fait l'éloge du dharma qu'il avait acquis et du pouvoir suprême d’enseigner avec ingéniosité en ayant recours à des moyens opportuns. C'est parce que Shariputra s’était mis en tête qu'il n'y a qu'une seule libération possible et que les arhats (personnes saintes dans le bouddhisme Nikaya), tels que lui-même, l’avaient déjà atteinte.

Shakyamuni répond à la demande de Shariputra en exposant le « véhicule unique du Bouddha », qui enseigne que tous les êtres sensibles peuvent atteindre la bouddhéité. Cette prédication est en parfait accord avec le premier sermon de Shakyamuni, en réponse à la demande de Brahma. Quand Shakyamuni commence à prêcher le Sûtra du Lotus, cependant, cinq mille personnes arrogantes quittent l'assemblée. Immédiatement après, Shakyamuni clarifie enfin la « grande cause unique » [de l’apparition des bouddhas]. Quelle est-elle ? Le Sûtra du Lotus dit, avec une répétition emphatique, que les bouddhas apparaissent en ce monde afin d'ouvrir la porte de la sagesse du bouddha à tous les êtres vivants, de la leur montrer, de les inciter à s'y éveiller et de les amener à y entrer.8 En d’autres termes, Shakyamuni est apparu en ce monde pour faire en sorte que tous les êtres vivants puissent atteindre la bouddhéité.

Ce passage, qui explique la grande cause unique du Bouddha, est l'expression directe de la notion de « véhicule unique », et en tant que telle, est l'un des plus importants messages religieux de l'ensemble du texte. Les divinités de l'assemblée, qui écoutaient le sermon, proclamèrent, à propos de ce message : « A Varanasi [Bénarès moderne], le Bouddha fit par le passé tourner la roue de la Loi, comme il la fait tourner à présent, la roue de la Loi inégalée, la plus grande de toutes ! » (SdL-III, 71) Cette déclaration décrit le « véhicule unique du Bouddha » du Sûtra du Lotus comme la deuxième prédication de la Loi suprême par Shakyamuni, après qu’il ait fait tourner la roue de la Loi une première fois au Parc des Gazelles de Varanasi. Cette idée de « deuxième prédication » se trouve non seulement dans le Sûtra du Lotus, mais elle établit de façon claire que les rédacteurs du Sûtra du Lotus étaient tout à fait conscients de leur lien avec ce sûtra, par opposition aux sûtras antérieurs, sur lesquels s’appuyaient les bouddhistes Nikaya, qui se fondaient, eux, sur la première prédication. En d'autres termes, ils étaient tout à fait conscient que les sûtras du Mahayana étaient de nouvelles créations.

Le plus grand message religieux du Sûtra du Lotus, je pense, est l'idée du « véhicule unique du Bouddha », exprimée sous la forme vivante de l'histoire du bodhisattva Jamais-méprisant910 (…) [qui s’inclinait respectueusement face à chaque personne rencontrée]. En d’autres termes, le texte enseigne de respecter tous les êtres humains, de manière égale, en tant que futurs bouddhas.

Cependant, certaines personnes étaient troublées par l’attitude du bodhisattva Jamais-méprisant, qui leur prédisait qu’ils seraient bouddhas à l’avenir, car il n'était pas encore lui-même un bouddha et n'avait donc aucune autorité reconnue pour faire de telles déclarations. Toutefois, malgré de graves persécutions, il poursuivit cette pratique toute sa vie durant.

Le dévouement du bodhisattva Jamais-méprisant présente un enseignement important pour nous, à l'époque actuelle. Son comportement indique que nous devons fermement croire en notre propre capacité à atteindre la bouddhéité, et véhicule l'idée que chaque personne est un potentiel bouddha, qui possède la capacité d'atteindre la bouddhéité. L’important ici n'est pas la pratique d'une offrande matérielle aux autres, mais plutôt l'engagement d’enseigner à tous à prendre conscience de sa propre dignité fondamentale. Quand je m'incline en hommage à quelqu'un, comme s’il s’agissait d’un bouddha, la nature de bouddha de cette personne s'incline devant moi en tant que bouddha également – même si cette nature n’est encore manifeste ni chez l'un ni l’autre. En d'autres termes, le respect des autres est directement lié à la manifestation de notre propre nature de bouddha. La notion de coexistence pacifique est nécessaire à l'époque dans laquelle nous vivons. Dans le Sûtra du Lotus, l'idée de coexistence est basée sur la relation d'interdépendance entre les personnes, dans laquelle nous nous respectons mutuellement comme des êtres intègres, dans la perspective d'atteindre la bouddhéité, tous autant que nous sommes.

Keisei (1189-1268), moine de la lignée Jimon de l'école japonaise Tendai et frère aîné de Kujo Michi'ie (1193-1252), commenta le sens de la pratique du bodhisattva Jamais-méprisant dans Un ami pour celui qui demeure dans la solitude (Kankyo no tomo) : « D'une manière générale, le cœur du comportement qui consiste à refuser de rabaisser les autres réside dans l’attitude intérieure de s’incliner devant la nature de bouddha existant dans le cœur de tout être vivant. Les êtres dans l’illusion tels que nous, ne sont pas directement conscient de ce principe, mais, avant même d’atteindre l’illumination, nous sommes dotés de la nature de bouddha, et aucune créature, même parmi les plus humbles comme une fourmi ou un grillon, ne mérite d'être méprisée. Même dans les mondes de l’enfer ou des esprits affamés, il n'est pas un seul être qui ne possède la nature de bouddha. Par conséquent, si vous êtes vraiment conscient de ce principe, vous ne manquerez pas de respecter même les oiseaux et les bêtes sauvages. » Par ces mots, Keisei en déduit qu’à l’exemple du prêtre japonais Genjo Shonin qui, dans le passé proche, s'inclinait devant les oiseaux et les bêtes, cette pratique trouve son origine dans l'idée que même les animaux possèdent la nature de bouddha.

De plus, après avoir mis en avant le fait que le ressentiment et le mépris à l’égard d’autrui cesse naturellement dès lors que l’on prend conscience du fait que tous les êtres possèdent la nature de bouddha, Keisei cite les mots de Fu Xi (également connu sous le nom de Mahasattva Shanhui, 497-569) : « Nuit après nuit, je dors dans l'étreinte du Bouddha et chaque matin, je me lève avec le Bouddha. » Keisei trouva une grande inspiration dans ces mots. Cette citation de Fu Xi montre que nous tous, qui possèdent la nature de bouddha, œuvrons avec le Bouddha à travers toutes nos actions. Si chaque personne avait la conscience d'agir comme un bouddha, comme le monde pourrait changer ! Je pense que l'intimidation à l'école et dans le lieu de travail, ainsi que toutes les formes de harcèlement, sexuel ou autres, ne pourront être fondamentalement résolues que lorsque nous nous éveillerons à la dignité inhérente à notre propre vie et à celle des autres.

La notion, dans le Sûtra du Lotus, que tout le monde peut atteindre la bouddhéité est également bien illustrée dans l’histoire racontée dans le chapitre Devadatta : l’atteinte de la bouddhéité à la fois par un homme mauvais et par une femme. Devadatta était considéré comme l’archétype du méchant dans l'histoire du bouddhisme, si bien qu’on dit qu’il est tombé vivant en enfer. Pourtant, son illumination future lui est prédite. Le Sûtra explique même qu'il avait été le maître de Shakyamuni dans une vie antérieure. Le même chapitre dit aussi que la fille-dragon, fille du Roi-dragon Sagara, âgée de seulement huit ans, deviendrait rapidement bouddha. En fait, selon Shakyamuni, les hommes et les femmes étaient égaux pour ce qui concerne l’atteinte de l'illumination. Cependant, sous l'influence progressive de la société patriarcale indienne, il fut considéré que les femmes ne pouvaient pas atteindre la bouddhéité.

Le Sûtra du Lotus a exposé l’atteinte de la bouddhéité par la fille-dragon afin de réfuter cette conception. Ce principe reflète la discrimination sexuelle ayant lieu en Inde à l'époque, qu’on peut voir dans le fait que la fille-dragon doit tout d’abord se transformer en homme avant de devenir bouddha. Pourtant, tout en connaissant parfaitement ce détail de l’histoire de la fille-dragon, Nichiren (1222-1282) a donné sa propre interprétation, selon laquelle la fille-dragon avait en fait atteint la bouddhéité sous sa forme féminine [sans changer d’apparence].

Le nirvana final du Shakyamuni historique à l'âge de quatre-vingts ans et le nirvana comme « moyen opportun » dans le Sûtra du Lotus

Le Sûtra du Lotus réinterprète le nirvana final de Shakyamuni à l'âge de quatre-vingts ans comme l’utilisation d’un « moyen opportun » et il affirme que Shakyamuni avait en fait déjà atteint l’illumination dans un passé très lointain. En bref, il s’agit de l’idée selon laquelle, bien que doté d’une durée de vie incommensurable, Shakyamuni prétend entrer dans le nirvana final comme un moyen habile, ou opportun, pour sauver les êtres. Cette idée est exposée dans le chapitre XVI, « Durée de la vie de l'Ainsi-Venu ».11

Si la durée de la vie de Shakyamuni est si immense, dans le passé comme dans l'avenir, au point qu'on la considère éternelle, n’est-ce pas contradictoire avec le fait qu’il entre au nirvana ?

La question se pose, naturellement. Selon le Sûtra du Lotus, exposé durant plus de quarante ans après l'Eveil de Shakyamuni sous l’arbre de la bodhi, ce dernier doit entrer au nirvana peu de temps après qu’il ait enseigné ce sûtra. Sur le plan historique, le Bouddha est entré dans le nirvana final à l'âge de quatre-vingts ans, plusieurs centaines d'années avant la compilation du sûtra. La question se pose donc de savoir pourquoi Shakyamuni vécut jusqu’à quatre-vingt ans, en dépit de son immense durée de vie. A cette question, le Sûtra du Lotus répond que, même si Shakyamuni est doté d'une durée de vie immense, il s'est présenté comme entrant dans le nirvana final comme un moyen habile.

(…) Les Quatre nobles vérités et la Chaîne des douze maillons de l'origine interdépendante représentent les enseignements fondamentaux de Shakyamuni. Mais le Sûtra du Lotus les désigne comme des moyens opportuns à destination des sravakas12 et des pratyekabuddhas13, respectivement. En un mot, ces enseignements sont un moyen d'élever leurs capacités spirituelles afin qu'ils puissent écouter et accepter le Sûtra du Lotus. De ce point de vue, ces deux principes sont critiqués car ils ne visent qu'à libérer les sravakas et les pratyekabuddhas de leurs désirs terrestres. Le Sûtra du Lotus affirme que si ceux qui se considèrent comme des arhats ne recherchent pas davantage l'illumination du Bouddha (c-à-d non seulement la libération des désirs, mais aussi le salut des autres), alors ils ne sont pas de vrais arhats, mais seulement des personnes arrogantes. Comme mentionné ci-dessus, Shakyamuni ne s'est pas satisfait de sa propre libération, mais a consacré sa vie au salut de beaucoup d’autres personnes et à la formation de ses disciples. L'accent est mis ici sur l’idéal de bodhisattva, en tant qu'envoyé du Bouddha. C’est un des traits distinctifs du Sûtra du Lotus, basé sur cette compréhension de la vie de Shakyamuni.

L'intégration des bouddhas et des enseignements du Bouddha

Ainsi, le Sûtra du Lotus est construit sur la base des grands événements de la vie de Shakyamuni et, à cet égard, il est très différent de beaucoup d'autres sûtras du Mahayana, qui introduisent de nouveaux bouddhas et bodhisattvas, autres que Shakyamuni, dont le but est le salut des êtres sensibles. Le Sûtra du Lotus a conçu son propre concept du Shakyamuni éternel – une nouvelle figure du Bouddha développée à partir de la figure historique – et le thème de cet enseignement n'est autre que le salut au travers de cette nouvelle figure.

L'intention du Sûtra du Lotus, qui valorise le Bouddha Shakyamuni, est bien illustrée dans l'idée de l'intégration des bouddhas à travers l'espace, telle qu'exposé dans le chapitre « L'apparition de la Tour aux Trésors », et l'intégration des bouddhas à travers le temps, telle qu'exposé dans le chapitre « Durée de la vie ». De plus, nous pouvons trouver non seulement l'intégration de bouddhas, mais aussi l'intégration des enseignements bouddhiques dans l'idée de « véhicule unique du Bouddha » exposée dans le chapitre « Des moyens opportuns ». Nous pouvons donc dire que le Sûtra du Lotus a l’intention claire d'intégrer les divers bouddhas et enseignements du Bouddha.

Il donne une nouvelle interprétation de la vie et des enseignements de Shakyamuni, en proposant l'idée de s’éveiller au dharma [la Loi], le « véhicule unique du Bouddha », qui permet l'atteinte de la bouddhéité par tous les êtres vivants, et la nouvelle figure d’un Bouddha universel et éternel.

Le développement de la philosophie du Sûtra du Lotus en Chine et au Japon dans les cas de Zhiyi et de Nichiren

Au VIe siècle, environ 500 ans après l’introduction du bouddhisme en Chine, Zhiyi (538-597) qui valorisait le Sûtra du Lotus et a fondé l'école Tiantai, a avancé dans sa Grande concentration et pénétration (Mohe Zhiguan) la théorie des « Trois mille mondes en un seul instant de vie », fondée sur le Sûtra du Lotus. Cette théorie explique que tous les mondes, ou états de vie, de l'enfer à la bouddhéité, sont inhérents à chaque instant de vie. Cela illustre les potentialités infinies de la vie et, en particulier, la possibilité d'atteindre la bouddhéité. Nous pouvons dire que ce principe offre la base théorique pour le « véhicule unique du Bouddha » et « l'atteinte de la bouddhéité par tous les êtres sensibles » mis en avant dans le Sûtra du Lotus.

En outre, cette théorie explique que l’état spirituel subjectif d’une vie est en adéquation avec celui de son environnement [essho funi, la non-dualité de la vie et de son environnement]. Ces états spirituels sont classés selon dix étapes ou niveaux : bouddha, bodhisattva, pratyekabuddha, sravaka, être céleste, être humain, asura, animal, esprit affamé et habitant de l’enfer. Par exemple, l'environnement où vivent les êtres de l'enfer est appelé l'enfer, et l'environnement dans lequel vit un Bouddha est appelé une Terre pure ou Terre de Bouddha.

Même si ce lien est généralement conçu comme statique, je pense qu'il est nécessaire de le voir comme une relation d’interaction mutuelle entre la vie subjective et son environnement, où l’un a une influence sur l'autre. Selon cette interprétation, nous pouvons dire que la vie subjective et son environnement relèvent de l’origine interdépendante et, par conséquent, la purification de notre propre vie est réalisée et reflétée dans notre environnement. A l'inverse, l'environnement a une influence majeure sur l’état spirituel des êtres humains. Comme déjà mentionné, Shakyamuni a enseigné que les désirs inhérents aux individus sont la cause de leur souffrance. Mais si le bouddhisme ne se concentre que sur les désirs intérieurs, ses adeptes peuvent courir le risque de se complaire dans un spiritualisme ou un idéalisme subjectif, sans se soucier de la société ou de leur environnement. Historiquement, le bouddhisme a longtemps été critiqué pour cela. Cependant, en considérant la société, la culture et l'environnement comme l'incarnation des désirs humains, le bouddhisme, dans lequel le contrôle des désirs intérieurs occupe une part significative, s'ouvre alors à la possibilité de s’attaquer aux divers problèmes sociétaux, tels que la guerre, la violence, l’extrême disparité économique, la discrimination dans divers domaines, la violation des droits de l'homme, la pollution de l'environnement, et le mépris de la vie humaine. En un mot, je pense que les efforts pour résoudre ces problèmes peuvent être vus comme une forme de pratique bouddhique, dans le sens d'un affrontement sérieux avec « désirs extérieurs », c-à-d, avec l’incarnation concrète de ces désirs dans l’environnement. Par conséquent, d’un point de vue bouddhiste, faire face à ces problèmes n'est rien de moins qu’une pratique visant à la réalisation de la bouddhéité.

La philosophie du Sûtra du Lotus au Japon a été principalement développée par Saichô (767-822), fondateur de l'école japonaise Tendai, et Nichiren. Nichiren était tout à fait remarquable pour sa préoccupation envers la société. Il accordait plus d’importance au bonheur des êtres humains durant leur vie présente que pour le salut après leur mort. Il a écrit le Traité pour la paix dans le pays par l'établissement de l'enseignement correct et a lancé un appel virulent aux hommes d'Etat concernant la stabilité du pays. Une telle valorisation de la société est très rare dans l'histoire du bouddhisme, que ce soit avant ou après l'époque de Nichiren.

De nos jours, au Japon, de nouvelles religions liées au Sûtra du Lotus ont une influence majeure dans la sphère religieuse. L'espérance d’un bonheur en ce monde et l’approche positive des problèmes sociétaux trouvent un écho auprès de nombreuses personnes. La valorisation de la société réelle, comme on le voit dans les nouvelles religions japonaises liées à la Sûtra du Lotus, est très similaire au bouddhisme humaniste apparu en Chine au XXe siècle et au bouddhisme engagé, apparu en temps de guerre au Vietnam. À mon avis, les bouddhistes devraient se préoccuper non seulement de cultiver leur propre vie spirituelle, mais également chercher à contribuer largement à la société dans laquelle ils vivent.




Hiroshi Kanno. Spécialiste du bouddhisme, chercheur à l'IOP de Tokyo et professeur à l'Université Soka, ses récents travaux comprennent notamment plusieurs publications sur le bouddhisme en Chine : Study on Chinese Buddhist Thought of the North and South Dynasties and Sui Period, 2012, ou encore Reading the Fahua xuanyi: Introduction to the Tiantai Thought, 2013.


  • 1. Il existe deux théories concernant la datation de la vie du Bouddha historique. La première la situe entre le VIe et le Ve siècle av. J.-C., la deuxième la situe entre le Ve et le IVe siècle av. J.-C.
  • 2. NdT : voir à ce sujet l'article Origine et essor du Mahayana.
  • 3. NdT : « Nikaya » est un terme pali introduit par le Dr Masatoshi Nagatomi pour désigner de façon neutre le courant « Hinayana » du bouddhisme, ce dernier terme étant péjoratif. Le terme « Theravada » est parfois également employé, bien qu’il désigne une école spécifique de ce courant.
  • 4. Mara : l’antithèse du Bouddha, il est l'esprit tentateur, ou démon, qui essaya de l’empêcher d'atteindre l'éveil.
  • 5. Concrètement, les moines peuvent devenir des arhats, ou pratiquants supérieurs, en coupant tout désir terrestre. Ils sont alors assurés de ne plus renaître dans ce monde. Tandis que les disciples laïcs, qui mènent une vie séculière, ne peuvent pas d'ordinaire devenir des arhats.
  • 6. A ce sujet, voir Hiroshi Kanno, « Inclusivism and Religious Tolerance in the Lotus Sûtra », Journal of Oriental Studies 15, 2005, pp. 94-108.
  • 7. Juste après que Shakyamuni fut devenu pleinement éveillé, il pensa : "Il est mauvais de vivre sans rendre à personne l'honneur et l'obéissance due à un supérieur." Mais il ne voyait personne de plus accompli dans la contemplation ou dans la connaissance de l'émancipation que lui-même. Par conséquent, il en conclut qu'il pourrait vivre d'après le Dharma auquel il s'était éveillé, lui rendre hommage et le respecter. Et Brahma déclara son soutien à la conclusion à laquelle était parvenue le Bouddha en soulignant que tous les bouddhas du passé, du présent et du futur respecte le saddhamma. Cf. Samyutta-Nikâya, I, pp. 139-140 ; The Book of the Kindred Sayings, part I, pp. 175-176, traduit par Rhys Davids, P.T.S., 1996.
  • 8. NdT : Fait référence au passage commençant par : « Les bouddhas, les Honorés du monde, souhaitent ouvrir la porte de la sagesse du Bouddha à tous les êtres vivants, pour leur permettre d’accéder à la pureté. Voilà pourquoi ils apparaissent dans le monde. Ils souhaitent montrer la sagesse du Bouddha aux êtres vivants (...) » dans le Sûtra du Lotus (éd. Les Indes savantes, chap. 2, p. 50.)
  • 9. NdT : Ou bodhisattva Fukyô (jap.). L’histoire de ce bodhisattva apparaît dans le chapitre du même nom (SdL-XX) du Sûtra. Voir aussi l’article Le bodhisattva Jamais-méprisant.
  • 10. A ce sujet, voir Hiroshi Kanno, « La pratique de Bodhisattva Fukyô dans le Sûtra du Lotus et sa réception en Chine et au Japon », dans le Journal of Oriental Studies 12, 2002, pp. 104-122.
  • 11. Ce chapitre contient les trois principaux points suivants. 1) La durée de la vie de Shakyamuni est immense ; 2) son entrée dans le nirvana est utilisé comme un « moyen opportun » ; 3) les personnes dotées d'une foi profonde peuvent effectivement voir Shakyamuni se présenter devant eux.
  • 12. NdT : Les sravakas sont les auditeurs, c-à-d les disciples d'un bouddha qui ne découvrent pas la doctrine par eux-même mais l'appliquent en vue d'atteindre le nirvana. Parmi les sravaka sont distingués quatre stades plus ou moins avancés : sotapanna, sakadagamin, anagamin et enfin, arhat qui ne renaîtra plus, ayant atteint le nirvana.
  • 13. NdT : Les pratyekabuddhas, littéralement « bouddhas pour soi », ont atteint l'éveil par et pour eux-mêmes.